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21 Dec

Contes

Publié par Joël Durand  - Catégories :  #Contes

3 histoires de Moussou

Dialemba

Le pays de Djabian est ruiné par la sécheresse et l'invasion des sauterelles. Le peuple fuit la famine et le roi désespère de marier sa cinquième fille. Il rassemble les griots et leur demande de chanter jusqu'au-delà des limites du pays la beauté et la grâce de Dialemba sa fille.

Elle va avoir quinze ans, elle a de longs cheveux noirs que sa mère tresse en fines lanières rehaussées de perles colorées. Elle a de grands yeux de biche, noirs et profonds dans lesquels on peut voir toute la douceur du monde. Son corps souple ondule comme l’herbe sous le vent et se montre plus agile que le guépard au son des tam-tams.

Il y a déjà trois lunes que le roi Salembé a envoyé ses griots. Soppo, vieux messager arrive ce soir aux confins du royaume, dans 1e village de Zabar. Seul, pauvre, il est venu à pied et les histoires qu'il va raconter à travers le pays et parfois même au-delà des frontières suffisent à sa maigre existence. Même s'il doit porter sa calebasse, il n'a pas besoin de mule, son instrument n'est pas si lourd et de toute façon il connaît les plantes qui font oublier la fatigue et la maladie.

Ce soir le village de Zabar est tranquille, le lion qui terrorisait les chevriers s'en est retourné chasser près du lac, la saison des pluies a favorisé les récoltes, la moisson sera bonne. Devant le grand feu du village, les habitants de Zabar retrouvent un peu de tranquillité et d'espoir.

Après que les anciens aient évoqué des temps reculés plus rudes, Soppo le vieux griot s'est approché du feu. Pinçant les cordes de sa calebasse pour l'accorder, il dit de sa voix usée par le temps :

« Wengué, wengué...

« Wengué, wengué. Répond au salut l’assemblée en guise de bienvenue.

« Zenguélé wenguélé, peuple de Zabar. Poursuit Soppo. Le vieux roi Salembé, dans sa lointaine cité de Djabian m’envoie vous chanter cette nouvelle…

Les doigts longs et effilés de Soppo courent sur les cordes de son instrument pendant qu'il chante et tous les habitants de Zabar sont pendus à ses lèvres. Les nourrissons, les tous jeunes enfants, tout le village est là, les vieillards, les enfants, les nounous, les artisans de Zabar sont venus écouter Soppo le griot conter une histoire.

« Zenguélé wenguélé, peuple de Zabar, il y a maintenant trois lunes, le roi Salembé nous demandait de courir le pays. Ici à Zabar la montagne vous fait présent de la rivière... Son eau désaltère vos troupeaux et soigne vos cultures. Là-bas dans le pays de Djabian, le soleil a brûlé les récoltes sur pieds, la terre n'a plus bu la pluie depuis quatre saisons et les criquets ont volé aux troupeaux l'herbe maigre qui osait encore pousser. Peuple de Zabar, la famine a chassé le peuple de Djabian loin de son roi... Notre souverain est triste, sa fille en âge d'être mariée n'a pas un seul prétendant. Dans neuf lunes, elle aura l'âge de raison et sans fiancé sa famille sera déshonorée. Cela ne s'est jamais vu dans le grand royaume de Djabian... Zenguélé wenguélé, peuple de Zabar, le roi a envoyé les griots pour attirer les méritants. Si parmi vous, fier peuple de Zabar, un seul homme a assez de courage pour traverser le pays et redonner l'honneur à son roi, alors, zenguélé wenguélé, peuple de Zabar; aidez-le dans son périple...

Quand Soppo a fini de parler, il y a d'abord un grand silence. Le peuple de Zabar sait que Djabian a déjà cornu des épreuves, la plaine avait enduré plusieurs fois 1a sévère loi de la sécheresse, les fauves affamés étaient même venus jusqu'à l'enceinte de la ville, le feu avait lui aussi menacé la cité, mais jamais l'honneur du roi Salembé n'avait été ébranlé...

Puis le silence fait place à un murmure parmi le peuple de Zabar, ce murmure monte vite en brouhaha, chacun émettant un avis sur ce qu'il convient de faire, la démarche du roi, l'honneur qu'il a placé dans son peuple...

Soudain quelqu’un crie.

« Zongo, zongo, faites silence !

Bousculant la foule pour se faire un passage, un jeune homme rejoint Soppo sur la place, près du feu.

« Zongo zongo, faites silence, je suis Moussou et je veux aller à Djabian !

Une voix moqueuse de vieille lui souffle.

« Mon pauvre Moussou, le crocodile n'a pas seulement mangé ton père, il a aussi emporté ta raison !

A ces mots, l'assemblée part dans un éclat de rire. Alors le sorcier qui a rejoint Soppo et Moussou fait taire les rires moqueurs de la foule.

« Je suis Sirkadié votre sorcier, notre roi vénéré nous envoie les griots pour chanter son malheur. Moussu nous a montré que son cœur était pur. Demain je le soumettrai à l'épreuve du feu. Pour ce soir, rentrons dans nos cases. Moussou dormira dans la mienne et toi, vieille Râthi, tu seras l’hôtesse de Soppo. En lui faisant honneur, nous oublierons ta moquerie…

Après une nuit assez agitée où Moussou a tardé à s’endormir, repensant à l’histoire de Soppo et aux mille dangers qui le guetteraient tout au long de son périple, le soleil se lève derrière la montagne M’Bor. Sirkadié s’approche de la couche de Moussou.

« Il est temps pour toi de passer l'épreuve du feu. Lève-toi Moussou.

Moussou qui n’avait pas suffisamment dormi se lève avec peine, frottant ses yeux englués de sommeil.

« L’épreuve du feu ? Balbutie-t-il. Sirkadié, pourquoi l’épreuve du feu ?

« Cesse de bavarder ! Répond le sorcier. Tu connais bien l’épreuve du feu, viens il faut d’abord te purifier.

Il y a dans la case une espèce de grand baquet rempli d'eau chauffée avec des pierres tirées du feu. Sirkadié après quelques incantations, y jette quelques plantes séchées et des petites boulettes dont il est le seul à connaître le secret. Moussou entre dans l'eau aromatisée, non sans quelque appréhension. Sirkadié sent l'inquiétude du jeune homme et lui rappelle que son esprit doit rencontrer l'esprit des Dieux. S’ils le veulent ils permettront à Moussou de conforter le roi. Moussou engourdi par les vapeurs du bain se sent bercé et croit flotter sur un nuage.

Toute la journée le peuple de Zabar a dansé. Les tam-tams et les tambours n’ont cessé de jouer. Sirkadié avec l’aide des vieilles femmes avait ramassé une grande quantité de bois qu’il avait érigé en bûcher au bord de la rivière.

Le soir Sirkadié allume le bûcher et dit encore au jeune homme.

« Moussou voici le feu messager de l’esprit des Dieux. Laisse aller ton esprit à la rencontre des Dieux, quoi qu’il arrive ne résiste pas et laisse notre monde pour que ton esprit te guide.

Moussou se laisse hypnotiser par le feu, sa lumière ne brûle pas ses yeux ni la chaleur sa peau. Il est seul maintenant au bord de la rivière, le feu de l'esprit des Dieux le protège, le porte tout entier.

C'était la nuit, les bêtes apeurées par le feu ne viendraient pas dévorer son corps. Le lion repu était retourné dans la plaine, le crocodile avait vite rejoint l'autre rive. Moussou est vraiment seul, seul dans notre monde, seul avec l'esprit des Dieux. Il ne peut pas voir l'œil de la chouette intriguée par cette grande lumière dans la nuit, il n'entend pas la grenouille au gîte. Le vent étouffe les bruits des tam-tams et nul n'ose troubler la rencontre de Moussou avec l'esprit des Dieux.

Les jeunes filles avaient bien tenté de se moquer de Moussou cette après-midi.

« Moussou, Sirkadié te fera un feu si grand qu'on 1e verra depuis la lune !

Alors que Sirkadié est parti après avoir allumé le feu, toute la nuit Moussou reste immobile à regarder le feu brûler.

Au petit matin, le sommeil a eu raison de Moussou, son corps est tombé sur le côté et il s’est endormi. Le feu jusqu’à l’aube avait tenu les bêtes féroces hors de portée. Moussou tressaille, le vent frais du matin caresse sa peau. Il s’éveille, Sirkadié est à ses côtés, calme, silencieux, muet.

Quand le jeune homme se redresse, le sorcier saisit un bâton, écarte les braises et les cendres. La force du feu avait cristallisé le sable, Moussou s’écrie.

« Sirkadié, c'est ce que j'ai vu en rêve, comme des étoiles brillant dans un trou sombre !

« Tu n'as pas rêvé Moussou, répond Sirkadié, tu as réussi l'épreuve du feu, l'esprit des Dieux t'a reconnu.

Alors Sirkadié lisse le sable avec la paume de sa main et jette quelques objets sur le tapis ainsi façonné. Il y a divers petits os et des dents de petits animaux. Sirkadié invite Moussou à choisir deux objets. Le jeune homme prend au hasard une griffe et une dent.

« Tu as choisi le suricate et le pélican, dit Sirkadié, ils t'accompagneront dans ton voyage. Retournons à ma case, je te dirai ton chemin.

Dans la case, Sirkadié fait de nouvelles incantations qui étonnent beaucoup Moussou.

« Voilà Moussou, tu n'emporteras rien, seuls le suricate et le pélican t'accompagneront. Surtout n'oublie pas ton rêve. Tu pars aujourd'hui même, pense qu'il ne reste que sept lunes et ton périple est long! Passe de l'autre côté de la montagne M'bor et va chez Ukulu. Conte-lui ton rêve avant d'aller au pays de Djabian.

« Un si grand détour ? S'étonne Moussou. J'aurais plus vite fait d'aller directement chez notre roi Salembé et puis j'aurai besoin de toutes mes forces, je vais m'épuiser sur cette montagne ! ...

« Calme-toi Moussou, pense que le plus court chemin n'est pas toujours le moins long. Va maintenant, Ukulu t'attend.

Moussou qui n’a pas très bien compris les dernières paroles de Sirkadié se décide à partir.

Il commence à gravir la montagne, il n'a pas l'habitude de marcher si loin et si longtemps.

Après plusieurs jours de marche à travers un sentier si étroit que les herbes fouettent les jambes à chaque pas et abandonné depuis si longtemps que son tracé s'efface souvent, le jeune homme épuisé s'assied au pied d'un arbre et somnole.

Après un moment il se réveille, persuadé que quelqu’un lui touche l’épaule… Il n’y a personne, seul un suricate perché sur son épaule se toilette vigoureusement. Moussou effrayé se lève d’un bond, le suricate tombé à terre ne s’enfuit pas. Moussou court, le suricate le suit. Il s’arrête, l’animal s’arrête aussi. Alors le jeune homme se souvient des paroles de Sirkadié « tu as choisi le pélican et le suricate… » Moussou rassuré voit en ce suricate l’esprit des dieux. Il le saisit, le remet sur son épaule et reprend sa route.

Après avoir longtemps cheminé à travers les hautes herbes et les fougères, après avoir perdu cent fois le chemin effacé par la végétation, Moussou s’arrête à l’orée d’une forêt très dense. Il n’est pas très rassuré, l’ambiance pesante le fait hésiter à poursuivre son chemin. Il reprend courage en pensant aux paroles de Sirkadié. Tout occupé au souvenir des événements de ces derniers jours, il s’enfonce dans la forêt.

Les bois résonnent du bruit des pics et autres oiseaux, le python glisse sans bruit le long des branches, tantôt un lièvre détale ou une poularde s’envole avec fracas devant Moussou. C’est à peine si le suricate toujours perché sur son épaule prête d’autre attention qu’à son interminable toilette…

Alors la forêt se dérobe, laissant apparaître une large clairière. Moussou poursuit son chemin au milieu de nombreux insectes virevoltant dans le soleil. Soudain on n’entend plus rien, le silence pesant se fait inquiétant. Moussou qui commence à avoir peur, jette un coup d’œil circulaire mais il ne peut rien voir à cause des hautes herbes. Tout à coup un filet s’abat sur lui et comme un seul homme, une bande de pygmées le fait prisonnier. Leurs visages peints les rendent plus féroces.

Moussou saucissonné dans le filet pend bientôt sous un grand bâton porté par plusieurs pygmées. Son suricate a disparu, il enrage en pensant à Sirkadié qui lui avait recommandé cet itinéraire.

Après plusieurs heures de marche, la petite troupe arrive au village des pygmées. On ligote Moussou à un piquet en attendant de lui faire avouer par quelle audace il a pénétré le territoire interdit. Le jeune homme tente bien de leur expliquer qu’il n’est pas venu en ennemi, mais déjà les tam-tams couvrent la voix et les guerriers dansent se détournant de lui.

Bien plus tard dans la nuit, alors que les tambours se sont tus et les danseurs confiants dans les liens de leur prisonnier se sont endormis, Moussou reste sans surveillance.

Fatigué, découragé, le jeune homme commence à pleurer quand il sent ses liens se desserrer. Mais oui c'est le suricate qui affolé par les cris et les tambours s'était caché jusque là et qui maintenant ronge les liens avec frénésie. Moussou n'attend pas plus longtemps, dès qu'il est libre il s'enfuit dans la forêt sans demander son reste.

A l’heure où les grands animaux dorment, il gagne rapidement le plateau au sommet de la montagne. Avec l’altitude la végétation est moins dense et la lune encore ronde éclaire son chemin. La pensée des pygmées lui donne des ailes, il atteint maintenant l’autre versant de la montagne, il est épuisé. La capture et cette course ont eu raison de ses forces mais il trouve assez de courage pour grimper à un grand arbre où il s’endort à l’abri des dangers de la forêt.

Quand Moussou ouvre les yeux, le soleil est déjà haut dans le ciel. Il ne comprend pas, il se souvient bien être grimpé à un arbre avant de s’endormir. Il regarde autour de lui et découvre qu’il est dans une case quand une voix interrompt le cours de sa pensée.

« Wengué, wengué, Moussou, que la paix soit avec toi !

Moussou écarquille les yeux, pris de panique il pense que les pygmées l’ont capturé de nouveau.

« N'aie crainte. Reprend la voix plus rassurante. Tu es ici en sécurité. Les pygmées sont de l'autre côté de la montagne...

« Tu connais mon nom ? Qui es-tu ? Balbutie le jeune homme surpris.

« Je suis Ukulu et je t'attendais... Tu as fait vite !

« C'est que… j'ai couru. Reconnaît Moussou.

« Oui à cause des pygmées ! La peur donne des ailes... A propos d'ailes, jette un coup d’œil dehors, lui aussi t'attendait.

Moussou se lève protège ses yeux de la lumière du soleil et sort. Il découvre alors un paysage inconnu jusqu'ici. Il n'avait encore jamais vu la mer. Ebahi il contemple cette étendue d'eau qui vient se jeter infatigablement sur le rivage, quand dans son dos il entend une espèce de claquement. Il se retourne et surpris il lâche.

« Le pélican ! ...

« Oui le pélican. Reprend Ukulu. Tu l'avais choisi.

« Mais... comment sais-tu ? Et qui t'a dit que j'allais venir ? Comment sais-tu pour les pygmées ?

« Peu importe, Moussou, peu importe je le sais...

« Eh bien tu le sais, tu le sais ! Répond Moussou agacé. Tu dois aussi savoir ce qui m'attend maintenant ?

« Tu es jeune et fougueux. Avant de partir vers Djabian, tu vas prendre ma pirogue et te rendre sur cette île. J’ai besoin de graines de tiabal, c’est une plante qui ne pousse que là-bas. Ne proteste pas, tu me dois bien cela.

Moussou ravale un bougonnement.

« Qui est cet Ukulu qui sait tout de moi, qui ne me laisse pas le temps d'arriver et qui m'envoie déjà sur la mer...

Le jeune homme pousse la pirogue à l'eau pendant que le suricate et le pélican s'y installent. II saisit la pagaie et rame vigoureusement.

Il accoste dans l’après midi et commence la cueillette, le suricate et le pélican ne sont pas de reste. Ukulu avait recommandé à Moussou de passer la nuit sur l’île, la nourriture y était abondante et il y avait une vieille case où il pouvait dormir. Quoi qu’il fasse, Ukulu ne voulait pas le revoir avant le lendemain après midi.

Quand Moussou revient à la case d'Ukulu le lendemain, deux pygmées l'y attendent. Méfiant il hésite à repartir quand Ukulu apparaît.

« Laisse la pirogue ici, un des pygmées portera du tiabal à sa tribu, l'autre t'accompagne jusqu'aux voix du vent. C'est à une lune de marche, deux jours avant d'arriver tu enduiras ton corps avec cette lotion. Ta vie en dépend. Suis le pygmée quoi qu'il arrive, si vous devez vous séparer, c'est lui qui avisera. Il a fait serment de servir ta cause jusqu'à sa fin.

Moussou et son nouveau compagnon saluent Ukulu et se mettent en route. Moussou compte et recompte encore, il y a bien deux lunes qu'il a quitté Sirkadié, Ukulu a dit qu'il fallait une lune de marche pour atteindre les voix du vent, peut être plus... Les deux hommes marchent tout le jour ne s'arrêtant que pour manger. Moussou est fatigué mais il n'ose pas se plaindre d'ailleurs son compagnon parle peu et malgré sa petite taille, il marche vaillamment.

Moussou ne sait plus depuis quand ils marchent, la fatigue et l'obstination ont engourdi son esprit. Un soir le pygmée dit.

« Demain tu enduiras ton corps. Cette nuit est ma dernière nuit de sommeil, nous la passerons dans cet arbre.

Ukulu avait recommandé de se fier au pygmée sans poser de questions, aussi Moussou s'oblige-t-il à ne pas questionner son compagnon. Au cours du voyage qu'ils ont entrepris ensemble, le jeune homme a déjà éprouvé la loyauté du pygmée, un phacochère et un crocodile ont payé leur audace de leur vie.

Ce soir Moussou est inquiet, est-ce de devoir utiliser la lotion ? Il a le sentiment qu'une chose importante va se produire. Il repense à son périple depuis que le griot est venu à Zabar. Pourquoi s'est-il proposé d'aider le roi Salembé ? Etait-ce la voix charmeuse du griot ou bien la beauté de Dialemba ? Moussou n'a pas le temps de répondre à ces questions, le sommeil le cueille...

Le lendemain comme Ukulu l'avait prescrit, Moussou enduit son corps de lotion, son ami pygmée l'aide, puis ils reprennent leur chemin.

Le suricate sur l'épaule Moussou observe son compagnon, il semble inquiet et ne cesse de scruter les arbres alentour. Au début Moussou pense qu'il cherche le pélican, mais celui-ci vole en larges cercles au-dessus de leurs têtes.

Soudain, le pygmée pousse un cri. Moussou n'a que le-temps de voir un éclair jaune avant de tomber lourdement dans l'herbe. Un grognement féroce couvre les hurlements du pygmée. Moussou qui s'est relevé voit que son compagnon est la proie d'un léopard. Rapidement il s'empare d'un bâton et frappe le fauve avec tant de rage qu'il finit par lâcher prise et s'enfuit en grognant, déçu de ne pas pouvoir dévorer sa proie. Moussou comprend maintenant. Tout se bouscule dans sa tête, le pygmée, la lotion, l'inquiétude, le regard scrutant les alentours... Son compagnon savait et il s'est sacrifié pour lui...

Moussou se penche, le corps du pygmée est lacéré par les griffes du léopard. Il perd beaucoup de sang, il agonise et rassemble ses dernières forces pour parler.

« Moussou… la potion te protège… mais fais vite, le léopard pourrait revenir… à l’orée de cette forêt… tu verras les voix du vent… tu trouveras l’œuf de pierre… montre-le au géant… prends cette amulette… à mon cou… Ukulu…

Moussou des larmes plein les yeux recouvre le corps sans vie de son compagnon avec de grosses pierres pour qu'il ne soit pas dévoré par les fauves. Le pélican s'est posé, il semble lui aussi se recueillir sur la dépouille du voyageur.

Puis Moussou le cœur gros reprend sa route. Le suricate sur l'épaule fait son interminable toilette, mais ça n'amuse plus Moussou.

Le pélican a repris ses arabesques dans le ciel. Moussou presse le pas, il a passé le lacet de cuir à son cou et l’amulette frappe sa poitrine à chaque pas. Machinalement il la tient dans sa main. Il a bien tenté de la déchiffrer mais elle n’a pas livré son secret.

Il y a maintenant deux jours que le Pygmée a donné sa vie pour protéger Moussou. Au bout du plateau on peut voir de grandes colonnes rocheuses comme les doigts d’une main dressés vers le ciel. Le vent qui souffle entre les roches émet un son proche de la voix. Moussou comprend qu’il est enfin arrivé aux voix du vent. Il fait une halte, contemplant cet étrange caprice de la nature.

Il tente malgré la fatigue de se souvenir des dernières paroles du pygmée : " aller aux voix du vent, trouver l'œuf de pierre, le porter au géant...".

Moussou fait le tour de chaque colonne sans rien trouver, il a cherché partout, nulle trace d'œuf ni en pierre ni autrement. C'est alors que le suricate perché au sommet d'une aiguille pousse de petits sifflements. Moussou attiré par les appels de l'animal, comprend qu'il a trouvé l'objet convoité. Mais comment grimper là haut ? La paroi est presque lisse, il n'y a rien pour s'agripper. Avant qu'il ne trouve une solution, le pélican d'un coup d'aile rejoint le suricate, attrape l'œuf dans son bec et le porte à Moussou.

Le jeune homme surpris par le faible poids de l’objet, le frappe de l’index. L’œuf renvoie un son creux. Moussou tout absorbé par l’œuf de pierre en avait oublié sa quête. Il se remet en chemin, il faut suivre maintenant un torrent qui court dans la vallée.

Loin, très loin, après avoir marché pendant des heures, Moussou aperçoit une fumée qui monte droite dans le ciel.

« Enfin une habitation !

Depuis la mort du pygmée, il n'avait plus rencontré d'humain et malgré ses deux animaux, il se sentait bien seul.

Oubliant la fatigue, il presse le pas et arrive dans un endroit étrange. Autour de la case il y a des sculptures qui semblent l'arrêter du regard. Moussou très intrigué hésite à s'aventurer parmi les molosses quand une voix rude l'invite à s'approcher. Il aperçoit alors le géant tailleur de pierre.

« Ton compagnon est mort ?

« Oui, c'est le léopard qui l'a tué... Ukulu m'a protégé avec sa lotion. Pourquoi n'a-t-il pas protégé le pygmée ?

« Il était condamné. Sa vie était déjà perdue, c'est écrit sur l'amulette qu'il t'a laissée. Montre-moi l'œuf de pierre, je vais le préparer, ensuite tu le porteras au roi Salembé.

« Comment l'œuf de pierre peut-il aider notre roi Salembé ?

« Moussou, je connais le secret pour tailler les pierres, je sais aussi que tout oeuf, de pierre ou autre renferme une forme de savoir, un mystère... Mais je ne puis en dire davantage. Je vais préparer l'œuf sans l'ouvrir, seul le roi Salembé doit connaître son secret.

Le géant creuse un sillon autour de 1'oeuf sans le briser.

« Je te rends l'œuf, prends garde qu'il ne tombe, s'il se casse il perd son secret et ne peut plus rien pour notre roi Salembé. Donne-moi l'amulette, je la rendrai au peuple pygmée.

Après quelques jours passés à se reposer chez le géant, Moussou reprend la route. Il a cueilli des lianes avec lesquelles il a fabriqué une espèce de panier pour transporter l'œuf.

« Adieu géant, encore merci...

« Adieu Moussou, emporte la paix avec toi...

Moussou repart donc, le suricate sur l'épaule et le pélican dans le ciel, il trouve que la vie est très belle. Il continue de descendre dans la vallée. Le chemin suit parfois un torrent, parfois s'en éloigne, traversant un pré de fougères arborescentes. Il marche plusieurs jours ainsi, découvrant ici un nouveau chant d'oiseau, débusquant plus loin un lièvre ou un écureuil. Pendant ses haltes, il essaie d'imiter le chant de certains oiseaux, il siffle comme le merle, crie comme la buse et imite l'outarde. Ses amis suricate et pélican l'encouragent.

Un jour, tout occupé à imiter les animaux il ne prend pas garde aux pillards embusqués. C'est le pélican qui donne l'alerte. Le suricate a tout juste le temps de couper les liens de l'œuf de pierre, le pélican l'attrape dans son bec et s'envole à tire d'aile.

Les brigands persuadés que Moussou porte des cauris ou quelque autre richesse le jettent à terre et commencent à le fouiller.

Rien, Moussou n'a aucun trésor qui les intéresse. Les brigands désabusés le ligotent et l'abandonnent sur place, se dispersant rapidement dans la vallée.

Après leur fuite, Moussou se débat, tente de s’asseoir. Les mains liées dans le dos, il a beaucoup de mal à se déplacer. Très vulnérable, il cherche ce qui pourrait rompre ses liens. Le suricate effrayé par les brigands a disparu. Moussou se risque à siffler peu convaincu que son animal l'entendra. Pourtant après quelques hésitations, le suricate le rejoint et vient vite à bout de ses liens. Alors le jeune homme cherche le pélican, il a emporté l'œuf de pierre. A-t-il été capturé ? S'est-il enfui ? Comment le retrouver ? Moussou hésite, attendre l'oiseau ici ou aller à sa recherche ? Il est inutile de rester là. Il n'y a pas d'autre moyen de sortir de la vallée que de poursuivre en avant ! Si l'oiseau le cherche, ils se croiseront forcément.

Moussou marche ainsi pendant plusieurs jours et au détour du chemin, il retrouve dans un jardin l'oiseau enfermé dans une volière. Il se précipite pour le libérer.

« Que fais-tu ici ? Dit une voix dans son dos.

Sans répondre à la question, Moussou interroge à son tour.

« Pourquoi as-tu enfermé mon oiseau ?

« Ton oiseau ?

Dit l'ermite, car il se trouvait dans le jardin d'un ermite. Devenu méfiant avec le temps, il n'avait plus rencontré personne depuis des lunes et des lunes.

« Viens t'asseoir près de moi et conte-moi ton aventure. Sois convainquant si cet oiseau est le tien !

Pendant des heures, Moussou raconte son histoire sans oublier aucun détail. Le vieil ermite au front ridé se caresse machinalement la barbe blanche tout en écoutant le jeune narrateur, suivant avec intérêt son périple, sans l'interrompre, sans montrer le moindre sentiment.

Quand Moussou a terminé son histoire, l'ermite semble plongé dans une profonde réflexion.

« Il est indéniable que cet oiseau est à toi ou alors tu serais le plus grand menteur de tous les temps... Il est indéniable aussi que j'ai bien fait de me retirer de ce monde, il est trop chaotique, quelle épique époque ! Cependant, je regrette de n'avoir pas su plus tôt pour notre roi Salembé, bien que je n'aurais rien pu y changer. Tu vas te reposer, reprendre des forces, c'est tout ce que je peux t'offrir avant que tu poursuives ton périple.

« Tu ne me dois rien. Dit Moussou. Tu as déjà soigné mon oiseau. Je vais le chercher et nous reprendrons notre route, il y a déjà plus de quatre lunes que nous sommes partis, je n'ai plus beaucoup de temps.

« Moussou écoute ma prière. Depuis plusieurs jours que je soigne cet oiseau, je m'y suis attaché. Je vis seul ici depuis trop longtemps, laisse-le-moi, il sera ma compagnie.

« L'oiseau m'a souvent aidé dans ce voyage, n'oublie pas ermite qu'il est magnifique. C'est mieux de lui demander son avis.

L'ermite et Moussou vont à la volière, le vieillard l'ouvre. Le pélican sort, dépose l'œuf de pierre devant Moussou et vient se percher sur l'épaule du vieil homme.

« L'oiseau magnifique a choisi. Va Moussou, le pays de Djabian t'attend, laisse-moi le pélican, tu n'en auras plus besoin. La route est longue jusque chez le roi Salembé mais il n'y a plus de danger. Va et emporte la paix avec toi.

Moussou aussi s’était attaché au pélican, mais après tout l’oiseau était libre, il avait choisi.

Le lendemain, le suricate sur l’épaule, l’œuf de pierre dans une nouvelle tresse à la hanche, Moussou reprend la route. Le fond de la vallée est inondé de soleil, la végétation rase offre une vue à l’infini, l’horizon danse dans l’air chaud.

Après plusieurs jours de marche, Moussou rencontre un berger.

« Vas-tu à Djabian toi aussi ? Demande le pâtre.

« Oui. Répond Moussou. Pourquoi moi aussi ?

« Il paraît que le roi Salembé va marier sa fille à la prochaine lune, mais nul ne connaît le futur époux. C'est un secret bien gardé, certains disent que le roi Salembé lui-même l'ignorerait. D'autres racontent qu'un messager est attendu, il aurait traversé le pays depuis les confins du royaume jusqu'à Djabian.

Moussou modeste ne veut pas croire que le berger parle de lui.

« Comment va-t-on au pays de Djabian ?

« Au fond de la plaine il y a une tache sombre, ce sont les murs de Djabian. Vigoureux comme tu l’es, tu y arriveras demain après midi. Prends du lait de mes chèvres et bonne route, que la paix soit avec toi.

Effectivement le lendemain Mousson arrive devant l'enceinte de la ville royale. Il y a là une population dense, variée autant qu'étrange. Des marchands sont venus chargés d'épices, de draperies et d'autres merveilles. Il y a aussi des musiciens avec leurs instruments, des danseurs qui ébauchent des figures, des enfants jouent et courent dans tous les sens, des curieux. Tout ce monde bigarré parle fort et s'agite aux portes de la cité. Des soldats tentent de canaliser ce flot humain, mais c'est la fête et l'excitation qui règnent, et les mêmes mots sont dans toutes les bouches "le roi va marier sa fille..." et la frénésie s'empare de la foule.

Moussou se glisse parmi la population qui attend d'entrer dans la capitale. Une fois dans la place, les marchands s'empressent d'exposer leurs merveilles aux badauds venus de toutes parts. Sur les places les musiciens et les danseurs se sont regroupés pour laisser éclater leur joie. Indifférent aux senteurs des épices, aux musiques et aux couleurs chatoyantes qui l'entourent, Moussou n'a qu'une idée en tête. Aller au palais.

Après un labyrinthe de ruelles où il a manqué cent fois de perdre le suricate et mille fois failli casser l’œuf de pierre, il arrive sur une immense place au bout de laquelle se dresse imposant le palais du roi Salembé. Le jeune homme se dirige vers l’entrée du palais où il est immédiatement arrêté par deux gardes qui lui barrent le passage.

« Passe ton chemin, le roi Salembé ne reçoit pas les mendiants !

« Je ne suis pas un mendiant ! Proteste le jeune homme. Je suis Moussou, je viens de Zabar…

« Pas de mendiants, ni de vagabonds, va-t’en !

« Attendez, c’est Sirkadié qui m’envoie. J’apporte l’œuf de pierre…

Pendant que Moussou tente de convaincre les gardes, le suricate s’empare de la tresse contenant l’œuf de pierre et s’enfuit dans le palais. Les gardes se lancent à sa poursuite en criant.

Moussou sans réfléchir leur emboîte le pas. Le roi Salembé intrigué par tant de vacarme envoie le chef des gardes s'informer de ce qui provoque un tel désordre dans son palais. On ne tarde pas à attraper les trouble-fête qui sont immédiatement conduits par le chef des gardes devant le maître des lieux.

« Qui es-tu pour oser semer le désordre en mon palais, un mendiant, un vagabond ?

Moussou que l’on a contraint à s’incliner devant le roi Salembé, balbutie.

« Ô roi Salembé ! Je suis Moussou de Zabar, au pied de la montagne M’bor. J’ai parcouru un long périple depuis cinq lunes, j’ai bravé les pygmées, les bêtes de la plaine et celles de la forêt, j’ai…

« Abrège ! Tranche Salembé. Pourquoi t'es-tu introduit chez moi ?

« Ô roi Salembé ! Depuis cinq lunes je marche pour t'apporter l'œuf de pierre.

« L'œuf de pierre ?

« Ô roi Salembé ! C'est Ukulu qui m'a...

« Ukulu ? ! Tranche à nouveau le roi Salembé. Tu aurais dû le dire plus tôt. Libérez-le !

Ordonne-t-il aux gardes qui s'empressent de couper ses liens.

« Voici deux lunes un pygmée m'apportait un message d'Ukulu où il était question d'un jeune homme traversant le pays, les plaines, les forêts et les montagnes pour demander ma fille en mariage. Es-tu prince ou noble ?

« Ni l'un ni l'autre, ô roi Salembé ! Je t'apporte seulement l'œuf de pierre.

Ce faisant il saisit l'œuf d'entre les pattes du suricate. Malgré la course poursuite dans le palais, il est resté intact, mais quand le roi le prend, il s'ouvre en deux laissant apparaître une géode étincelante de mille feux. Après un cri général d'admiration, Moussou ne peut s'empêcher de lâcher.

« C'est comme dans mon rêve, des étoiles dans un trou sombre...

Alors le roi Salembé ajoute.

« C'est bien toi que j'attendais ! Dans un songe, les dieux m'ont envoyé la même image, d'ailleurs ici à Djabian, le peuple l'a compris puisqu'il est revenu dans la cité : la vraie richesse est à l'intérieur. Viens Moussou, mon fils tu vas épouser ma fille. Djabian attend cet événement depuis si longtemps, ensuite tu nous conteras ton périple...

Moussou est conduit dans une salle du palais où des serviteurs le baignent et le coiffent avec soin et lui préparent un habit de cérémonie rehaussé de rouge et d'or. Dialemba vient d'apprendre que son père lui donne un mari. La jeune fille en proie à la curiosité pose mille questions. On lui répond qu'il n'est ni prince ni noble, mais qu'il a accompli un périple digne de l'un et fait un cadeau digne de l'autre à son roi. On lui dit encore qu'il est beau, jeune, courageux et qu'il est tel qu'elle pourrait le souhaiter.

Pendant qu’elles lui parlent, les servantes s’occupent aussi de Dialemba. Après un bain au lait d’ânesse, on tresse mille perles dans ses cheveux et on l’habille d’un drapé bleu.

Les jeunes gens ne peuvent se voir avant la cérémonie, ils sont pleins d’impatience.

Quand le roi Salembé les unit, Moussou repense aux griots qui n’avaient pas exagéré la beauté de la princesse et Dialemba comblée embrasse tendrement son père.

Les griots sont revenus à Djabian, ils attendent la fin du mariage pour aller chanter dans les lointaines provinces l’aventure du jeune Moussou.

Pendant deux semaines on célèbre les noces de Dialemba et de Moussou dans le royaume de Djabian. Les sœurs de Dialemba, accompagnées de leurs familles étaient arrivées au palais depuis plusieurs jours pour assister à la cérémonie. Le peuple est en liesse, les tam-tams ne cessent de jouer, accompagnant les danseurs. Tout le monde partage la joie de la fête.

Quand le calme est revenu dans le palais, le roi Salembé rassemble ses enfants et ses petits-enfants et plein de cérémonie, demande à Moussou de leur raconter son périple. L’assemblée prête à entendre une longue histoire retient son souffle, tout le palais est suspendu aux lèvres de Moussou. Le jeune homme commence.

« Le pays de Djabian est ruiné par la sécheresse et l'invasion des sauterelles...

Les Mangotes

Moussou a contribué au nouvel essor de Djabian, il a épousé la princesse Dialemba. Depuis le temps a passé, Moussou est devenu adulte, le roi Salembé l'a élevé au rang de prince, il gouverne la province de Damal. Moussou malgré sa charge, se fait un honneur de compter parmi les proches du roi Salembé et ne manque jamais d'assister aux fêtes rituelles de Djabian.

Dialemba est une femme épanouie, elle est encore plus belle et plus éprise de Moussou et la force de leur bonheur se lit jusque dans le regard de leurs enfants.

Un matin un berger découvre dans la brousse un homme terrassé d'une morsure de mamba noir. Près de lui on a retrouvé la récade du prince Abbas, mais nul n'a pu prendre connaissance de son message.

Sur l'avis du conseil de Damal, Moussou et Dialemba vont à Lethar où Abbas leur parle longuement de la maladie du roi Salembé

A Djabian, Ukulu venu spécialement pour la circonstance, a tenu conseil avec le migan et les marabouts pendant plusieurs jours. Ils se sont finalement mis d'accord pour reconnaître que les dieux bienveillants mettent à nouveau Moussou à l'épreuve. Ukulu en transe avait reçu un message des dieux : "sans le cristal bleu des Mangotes et le soufre du volcan Tobor, le roi Salembé ne pourra pas guérir".

Moussou doit aller à Zabar où Sirkadié mieux que personne sait les rituels de purification.

Abbas et sa femme Djilah accompagnent Dialemba à Djabian auprès du roi Salembé.

Quand Moussou arrive à Zabar, le soleil est encore haut dans le ciel. II est épuisé, il a marché longtemps pour rejoindre le village de son enfance. Apercevant les premières cases, il réalise que rien n'a changé depuis tout ce temps.

A l'entrée il y a toujours la case de sa tante qui rouspétait toujours après lui quand i1 ne fermait pas l'enclos, laissant les bêtes se disperser dans tout le village. Mais quand elle ne rouspétait pas, elle faisait la meilleure cuisine et l'odeur de ses merveilleux plats épicés se répandait dans le village tout entier. Insatiable, bercé par ces saveurs, son oncle se tenait souvent à l'entrée de la case, entonnant quelques vieux refrains, accompagné de son ikembé. Parfois un voisin se joignait à lui avec un tambour de poing...

Plus loin, la case où il a grandi, élevé par son père et ses sœurs. Les disputes et les cris y étaient fréquents mais les enfants étaient liés comme les doigts de la main.

Il poursuit à travers le village, chaque case, chaque recoin lui rappelle un moment de son enfance. Voici la case de la vieille Rhâti, elle est encore plus délabrée, il faudrait l'aider à refaire le toit, et la citronnelle est fanée.

Sur la place des enfants jouent. Moussou pense à ses deux filles restées à Damal. Elles doivent trouver le temps long pendant l'absence de leurs parents.

Plus loin, Sirkadié occupé à la préparation de quelques onguents laisse éclater sa joie en reconnaissant Moussou.

« Wengué, wengué fils, tu nous es revenu. Ah Moussou je suis content de te voir, tu as grandi, tu es fort, tu as l'air aussi solide qu'un géant ! Il y a si longtemps que nous ne t'avions plus vu !

« Oui Sirkadié, mais j'aurais préféré d'autres circonstances. Notre roi Salembé est malade. Ukulu pense que c'est une nouvelle épreuve des dieux.

« C’est probable Moussou, Ukulu n’a pas son égal pour parler aux dieux. Viens repose‑toi, ce soir le village écoutera ton récit, nous verrons comment t’aider.

Bien plus tard, alors que l’astre de jour fond dans l’horizon pourpre, la peuple de Zabar est une nouvelle fois réuni autour d’un feu rituel. Les galettes de mil préparées cette après-midi circulent entre les mains. Depuis que Moussou était parti de Zabar, la saison des pluies était revenue autant de fois que les doigts d’une main. Bien sûr les griots étaient venus chanter ici comme ailleurs la vie neuve de Moussou. Bien sûr Zabar n’est jamais restée longtemps sans nouvelles, mais cet enfant prodige de retour parmi les siens vaut plus que toutes les histoires rapportées par les conteurs.

La nuit est avancée, il n’y a plus de galettes depuis longtemps et Moussou continue son histoire. L’assistance est captivée par son récit et nul ne pense à l’interrompre.

Quand Moussou a terminé sa narration, il règne d'abord un grand silence, la foule médusée par cette formidable aventure, en reste ébahie comme si elle en entendait parler pour la première fois.

Après un instant Sirkadié prend la parole à son tour.

« Moussou, il y a parmi nous une enfant qui attend fébrilement ton retour. Approche Lali !

« Bonsoir seigneur, je suis Lali. Ma grand'mère la vieille Râthi est morte il y a trois lunes. Avant de rejoindre le domaine des dieux, elle m'a suppliée d'exhausser son vœu. Elle disait que le temps ne comptait pas pour moi, pour elle il était trop tard, mais que ma jeunesse permettrait de te rencontrer un jour pour te laisser ce message. Depuis ton départ, la vieille Râthi se rendait malheureuse, elle voulait tant que tu lui pardonnes !

« Lui pardonner, mais quoi ?

« Le soir où Soppo est venu, elle s'est moquée de toi devant tout le village. Sirkadié a déjà dit à Râthi que tu avais sûrement pardonné, mais elle aurait tellement aimé l'entendre de toi. Pour elle ces derniers temps cela comptait plus que tout. Tu lui as pardonné, n'est-ce pas seigneur ? !

« Lali, si quelque nuit la vieille Râthi vient peupler tes songes, dis-lui qu'elle cesse de se tourmenter !

« Seigneur Moussou, je crois qu'elle viendra te visiter toi aussi une autre nuit…

Alors les tam-tams commencent à jouer et tout le village danse pour fêter le retour de Moussou. Lali s'est ralliée aux danseurs, elle aussi est heureuse, son visage s'éclaire d'un nouveau sourire. Les anciens la regardent et disent qu'elle à le sourire de sa grand'mère, avec les dents en plus.

Moussou a rejoint Sirkadié, pour eux la nuit sera longue, il s'agit de purifier l'homme qui va chercher le cristal bleu et le soufre avec la bénédiction des dieux. Dans la case, Moussou a fait ses ablutions et se tient assis en face du sorcier. Entre eux, une calebasse où bout une mixture qui dégage une odeur fantastique. Moussou grisé par les senteurs entend à peine les paroles de Sirkadié qui jette de temps à autre de nouveaux ingrédients dans le bouillon. Toute la nuit le sorcier poursuit ses incantations devant Moussou qui n'a pas résisté au sommeil. Il s'affaire autour d'objets insolites marmonnant quelques incantations au milieu de fumées et de senteurs mystérieuses.

A l’aube, dans une autre calebasse plus petite, il ramasse des cendres de végétaux qu’il avait laissés consumer pendant la nuit et il les souffle au visage de Moussou qui s’éveille en sursaut.

« Pardonne-moi Sirkadié, je me suis endormi…

« Cela n’a pas d’importance, maintenant tu es prêt, les dieux t’accompagnent !

« Me donneras-tu des compagnons de voyage comme la dernière fois ?

« Moussou, il y a cinq ans les dieux lançaient un défi au peuple entier, depuis ils te reconnaissent comme l'élu. C'est à toi seul que s'adresse aujourd'hui cette nouvelle épreuve. Je vais quand même te donner cette amulette qui t'aidera à traverser le pays jusqu'au lac Djahdj où tu la perdras. Prends aussi ces petites calebasses, tu y rangeras le cristal bleu et le soufre. Va fils, suis la rivière jusqu'au lac Djahdj. A la fin du jour tu verras le soleil se cacher derrière le volcan Tobor. C'est là que tu rencontreras les Mangotes, sois prudent et que la paix t'accompagne !

Après avoir salué Sirkadié une dernière fois, Moussou se décide à partir. Il laisse derrière lui ses amis retrouvés la veille et qui lui feront toujours une place dans leur cœur. Il pense à sa précédente aventure, il aurait quand même préféré avoir un compagnon de voyage, au moins pour l'avertir du danger. Puisque les dieux estiment qu'il doit aller seul, il n'y a pas de danger ou bien s'il y en a, il doit être capable de le surmonter.

Moussou suit la rivière qui est tantôt tourmentée et saute comme un torrent sur des rochers, tantôt peu profonde et large paressant en méandres au milieu de bancs de sable. Ici un tronc d'arbre couché en travers est un obstacle dérisoire, plus loin là où l'eau est moins folle, des hippopotames foulent le fond, échangeant des coups de dents rageurs entrecoupés de bâillements spectaculaires. Attention Moussou, éloigne-toi du bord, à l'heure où les animaux vont boire, la farouche aigrette, la gazelle agile, le gnou susceptible et surtout le lion féroce ne souffrent pas ta présence !

Après plusieurs jours de marche, Moussou arrive au lac Djahdj. Le clapotis incessant et régulier des vagues à l'assaut des berges lui rappelle la mer. Moussou s'est assis au bord du lac, le regard vague dans l'horizon, il contemple ce magnifique paysage. Bercé par le bruit de l'eau, il pense à sa nouvelle quête. Cette fois, il sait pourquoi il a accepté de partir. Son amour sans faille pour Dialemba dont le ventre s'est une nouvelle fois arrondi, sa fidélité au roi Salembé qui lui accorde toute sa confiance, l'amitié de Sirkadié, d'Ukulu et de tous les autres qui lui manifestent leur soutien...

Tout à coup un remous étrange se produit dans l'eau tout près. Moussou n'a que le temps de faire un bond en arrière. C'est un énorme crocodile, la gueule béante qui s'est glissé jusque là sans bruit, nageant entre deux eaux et qui espérait faire de cet imprudent de Moussou une partie de son repas. Alors l'homme domine sa peur et s'adresse à l'animal.

« Je t'ai reconnu Kroko, c'est bien toi ! Tu n'as plus qu'un oeil, mon père a eu le temps de t'éborgner avant que tu ne l'emportes au fond de la rivière. Si j'avais du temps à perdre je te crèverais le second ! ...

Jetant au crocodile l'amulette que Sirkadié lui avait donnée, Moussou ajoute.

« Tiens avale ! Si cela peut caler ton appétit et épargner mes semblables...

Le crocodile rageant de voir s'éloigner son repas croque farouchement l'amulette, se casse plusieurs dents et se blesse la gueule. Ses congénères attirés par le sang se ruent sur lui et le dévorent au terme d'un combat atroce. Ecœuré par tant de cruelle sauvagerie, Moussou se détourne du lac Djahdj. Le soleil décline à l'horizon, baignant les hauts plateaux d'un voile orangé. La plaine qui précède les collines est parsemée d'acacias, ici les vautours se disputent une charogne, plus loin le galop attardé d'un troupeau de zèbres conduits par la soif.

Sur les hauts plateaux la végétation change, elle est plus dense et plus diversifiée. Il y fait aussi moins chaud, la marche y est moins pénible. Soudain Moussou s'immobilise, comme tétanisé, il est tenaillé par la peur. Un vieux lion solitaire lui barre le passage. Moussou marche prudemment à reculons. Le lion qui grogne s'attarde sur la dépouille d'un zèbre et ne prête même pas attention à lui.

« Pourvu qu'il soit seul. Pense Moussou.

Après un grand détour prudent, il reprend sa marche. En approchant du volcan, le vent rabat sur lui une fumée acre qui le gène pour respirer. Il n'y a pas eu d'éruption depuis longtemps, pourtant le volcan entretient un minimum d'activité et Moussou est très impressionné par cette montagne qui fume.

Poursuivant plus avant, il s'arrête au bord de la rivière Lhô. Les eaux sont trop fortes et tumultueuses pour traverser ici hautes en couleurs. Moussou remonte le courant, il espère trouver un gué ou quelque autre moyen de traverser. Plus loin il aperçoit un pont de lianes jeté au-dessus de l'eau. Quand il s'apprête à le franchir, il est stoppé par une lance fichée dans le sol. Elle est surmontée d'un crâne humain et ornée de plumes. Moussou ne se laisse pas impressionner par cet appareil. Enfant il jouait à faire peur à ses camarades avec de tels artifices. Il franchit le pont de lianes qui tangue et le déséquilibre à chaque pas. A l'autre bout du pont, sur la berge, un homme attend. Il a peint son corps pour impressionner le visiteur. Moussou est attendu, pendant qu'il parcourait la plaine, il ne se doutait pas que du haut des collines on épiait tous ses déplacements. Sans un mot l'homme lui fait signe de le suivre et le conduit par un chemin escarpé jusqu'à un village où le chef méfiant, entouré de son conseil l'interpelle.

« Qui es-tu et que viens-tu faire sur notre territoire ?

Le chef veut montrer son rang, il a le port fier. Pour s'imposer au visiteur, il a revêtu une tenue cérémoniale. Il porte sur sa tête une coiffe en peau de léopard, à son cou un pendentif en or tenu par un lacet de cuir, à ses poignets et ses chevilles des bracelets et des guêtres en peau de léopard. Autour de sa taille, un pagne en peau de zèbre rehaussé de touffes de poils de singe. Le visage du chef est figé, quelques scarifications sur les pommettes accentuent la gravité de son expression. Bien campé sur ses deux jambes, il lève la main droite en signe de salut et la porte à son cœur en signe de paix. Sa main gauche tient une lance ornementée. Le sorcier est à ses côtés, légèrement en retrait. Il est moins richement vêtu et cache sa face derrière un masque de cérémonie. Moussou d'abord très impressionné a bien du mal à réprimer un fou rire à l'idée que le chef a dû avaler une lance pour se tenir aussi droit.

« Je suis Moussou, je vais chercher le cristal bleu pour soigner mon roi Salembé qui est très malade.

A ces mots le conseil éclate de rire. Devant l'air effaré de Moussou le chef questionne à nouveau.

« Et comment vas-tu t'y prendre ?

« Je ne sais pas encore. Répond Moussou un peu vexé par le ton méprisant du chef. On m'a seulement dit que le cristal bleu se trouve chez les Mangotes...

« Nous sommes les Mangotes ! Reprend le chef. Et nous détenons le cristal bleu car personne n'a pu nous l'enlever. Es-tu prêt à nous affronter ? Je dois t'avertir que tous ceux qui ont essayé jusqu'à ce jour ont échoué ! Tu es venu jusqu'ici, peut-être au péril de ta vie, vas-tu renoncer ?

« Non je suis venu chercher le cristal bleu !

« Je te préviens qu'il y aura plusieurs épreuves. Si tu réussis, le cristal bleu sera à toi, sinon tu retourneras parmi les tiens avec le poids de ta honte. Pendant toute la durée des épreuves, tu resteras ici, tu te nourriras et dormiras chez les Mangotes. Tu y seras traité avec les plus grands égards. Viens je vais te montrer le cristal bleu. Derrière le conseil, un Mangote sort d'une case, il porte un coussin de feuilles tressées sur lequel trône, majestueux le cristal bleu. Il ressemble à une pyramide de la taille d'une mangue dans laquelle se concentre le bleu du ciel. Le jour et la nuit semblent s'y être réunis. Moussou est émerveillé par tant de splendeur et le chef ne peut s'empêcher de s'amuser du premier regard du visiteur. Il fait osciller le joyau sous l'œil fasciné de l'étranger. Puis arrachant brusquement l'homme à sa rêverie, il commande de ranger le cristal bleu et explique.

« Voici la première épreuve. A cinquante pas, trois calebasses alignées l'une derrière l'autre sont pendues à des lianes. Un Mangote va les agiter, quand elles se balanceront, tu devras atteindre chacune d'elles avec une flèche. Attention, tu n'as que trois flèches, sais-tu te servir d'un arc ?

Moussou préfère se méfier, il répond de manière évasive. Il doit lui-même donner le signal de départ quand il est prêt. Les trois calebasses se balancent, en quelques secondes les trois flèches sifflent dans l'air et l'une après l'autre, crèvent leur cible dans un bruit d'éclatement.

« Tu es adroit ! Reconnaît le chef contrarié par cette réussite. Qui t'a appris à si bien tirer ?

« Quand j'étais plus jeune, mon père m'apprenait à chasser en jetant devant moi des cibles que je devais atteindre en pleine course.

Saburu le sorcier, contrarié lui aussi par l'adresse du tireur s'approche du chef et lui glisse à l'oreille.

« Mabata cet homme est habile et rusé, méfions-nous sinon il emportera le cristal bleu !

« Il repartira bredouille ! Rétorque Mabata agacé. La prochaine épreuve déterminera sa chance et nous préparera à la suite des événements si par un grand hasard il gagne.

Puis il se tourne vers Moussou, lui montre des figurines de terre et dit.

« Voici la seconde épreuve, nous allons plonger la main dans cette calebasse pour y extirper des représentations d’animaux.

Il y a effectivement vingt figurines en argile représentant différents animaux. Elles sont reliées deux à deux par un raphia, et représentent un prédateur et sa proie. Le chef et Moussou tirent alternativement une seule figurine, celle qui lui est reliée est attribuée à l'adversaire. L'épreuve commence. Moussou visiteur est invité à tirer en premier. Il sort le buffle relié au crocodile. Le chef gagne la première manche. Saburu le sorcier assiste à la scène avec les autres Mangotes, il a un sourire satisfait.

« Cela commence très bien ! Pense-t-il. Cet homme n'est protégé par aucun talisman, il ne pourra pas emporter le cristal bleu, nous allons bien nous amuser.

Mabata à son tour sort le python relié à la mangouste. Cette fois Moussou gagne. Crispé par le premier tirage, il reprend confiance et tire le lycaon relié à une antilope. Il gagne à nouveau. Le visage du sorcier s'assombrit. Le chef plonge la main dans la calebasse et en sort l’hyène reliée au zèbre. Les autres Mangotes assistent immobiles au duel. Ils ont la réputation d'être tricheurs, à cette étape de l'épreuve ils ne peuvent intervenir, et surtout ne tiennent pas à être démasqués. De plus nul ne doit entraver le bon déroulement des opérations. Moussou tire 1e guépard relié au phacochère. Le chef tire le marabout relié à la termite. Chacun gagne une manche. Moussou tire la panthère reliée au babouin. Le chef contrarié de perdre cette manche tire le lion relié au gnou et ne peut retenir un cri de satisfaction. La tension monte avec le cours du jeu et les concurrents ont du mal à maîtriser leurs réactions. Moussou tire le daman relié à l'aigle. Cette fois le chef laisse franchement éclater sa joie, il a perdu de sa superbe en se laissant envahir par la fièvre du jeu. C'est lui qui plonge la main dans la calebasse pour le dernier tirage. L'assistance retient son souffle. Le chef tire la mouche reliée au caméléon. Saburu le sorcier voit d'un très mauvais oeil ce dernier tirage où Moussou emporte la dernière manche. Et s'il en était de même dans la dernière épreuve ?

Après la seconde partie, Mabata convie Moussou à se reposer et se restaurer. Tout le temps que durera la compétition, il sera traité comme un hôte de marque, toutes ses volontés seront satisfaites, on le traitera en prince.

Ce soir on a préparé un festin en l'honneur de Moussou. Le chef et les membres du conseil, pour impressionner leur hôte, ont revêtu leurs tenues d'apparat. Ils portent des pagnes flamboyants, des colliers de cauris volumineux et des coiffures ornées de plumes d'autruche teintées de pourpre.

Le gibier rôti et les fruits sont dévorés avec gourmandise. Chacun est invité à raconter une anecdote. Plus tard, les tam-tams se déchaînent et résonnent jusqu'au volcan proche. La lune ronde dans un ciel sans nuage inonde le paysage d'un voile opalescent. Après quelques temps Moussou se retire dans la case qu'on a spécialement aménagée pour lui. Deux Mangotes se tiennent près de l'entrée pour répondre à ses moindres désirs.

Cette nuit Moussou a le sommeil agité. Il rêve des Mangotes. Sirkadié l’avait mis en garde, c’est un peuple fier, belliqueux, rusé et surtout peu respectueux des engagements qu’il prend.

Ce matin, obéissant aux directives de Saburu, les Mangotes construisent un labyrinthe. C’est un grand carré dont chaque côté a une issue et mesure trente pas. Les cloisonnements plus hauts qu’un homme sont en bambous étroitement serrés. Le sol est balayé avec des branchages et reste vierge de toute empreinte.

Le chef conduit Moussou sur une colline surplombant le village. La coutume veut qu’avant l’épreuve, les concurrents aient une vue d’ensemble du labyrinthe. Mabata explique les règles à Moussou.

« Voici la dernière épreuve, Téka Tomali, le jeu du labyrinthe. Les vingt animaux que nous avons tirés hier dans la calebasse seront remplacés sur le jeu par vingt Mangotes. Notre sorcier prépare une potion qui te permettra de voir l’animal en lieu et place de l’homme qui le représente. Je vais disposer mes animaux à ton insu, tu gardes tes animaux à ta suite. Attention, l’ordre naturel est maintenu, prend garde de les disposer de façon qu’ils ne s’entretuent pas, tu perdrais de précieux alliés inutilement. Quel que soit leur rang, tes animaux te restent fidèles jusqu’à la mort. Pour gagner tu dois sortir du labyrinthe avec le cristal bleu. Chaque fois que tu rencontreras l’un de mes animaux, tu devras lui donner la parade pour qu’il te laisse passer. Pour t’aider, nous avons caché un arc et trois flèches dans le labyrinthe.

« Si je n’avais pas atteint les calebasses hier, y aurait-il des flèches aujourd’hui ?

demande Moussou.

« Tous ceux qui sont entrés dans Téka Tomali ont toujours eu à leur portée les flèches qu’ils méritaient, c’est notre loi. Ecoute bien, seule la porte Nord est la sortie, tu peux passer les autres portes autant de fois qu’il te plaira, mais sortir par la porte Nord signifie la fin de l’épreuve avec ou sans le cristal bleu. Si tu la franchis, tu ne pourras pas revenir en arrière, mais tu seras libre. Si tu as encore des animaux, ils resteront près du labyrinthe. Je vais te conduire chez notre sorcier, il te fera boire la potion pendant que je placerai mes propres animaux.

Moussou et le chef redescendent au village. Seul avec le sorcier Moussou pense à Sirkadié cinq ans plus tôt. Combien il avait été impressionné par tous ces objets épars dans la case, une chauve souris, de petits plants séchés, dans un coin de longues cornes de gazelle. Saburu tout absorbé par ses préparatifs ne prête guère attention à Moussou. Après un moment, il lui présente une calebasse et l’invite à boire. Il lui répète ce que le chef lui a déjà expliqué. Il ne verra pas des Mangotes mais la représentation des animaux. Qu’il ne s’effraie pas, à chaque rencontre il disposera de tout le temps nécessaire pour jouer.

Moussou hésite à laisser son sort entre les mains du sorcier, il doit faire un gros effort pour boire la mixture qu’on lui a préparée. Saburu bredouille encore des paroles inaudibles et agite une crécelle à poils de singe devant Moussou. Alors il cesse de s’agiter et se fige dans une attitude de recueillement. Moussou sort de la case du sorcier. Près de l’entrée dix Mangotes l’attendent. Soudain son regard se trouble, le filtre de Saburu commence à faire son effet. Moussou n’est pas rassuré, il ne saurait dire ce qu’il ressent exactement, mais il perçoit une inquiétante transformation alentour. Sa tête lui tourne, il entend des tam-tams, les objets, le paysage se déforment autour de lui, il chancelle, pris de panique, il se sent soudain retenu. Il pousse alors un hurlement d’effroi. Il se voit étreint par les énormes pattes d’une gigantesque mygale. Il se débat et il reconnaît la voix du sorcier Mangote.

« Calme-toi Moussou, c’est moi Saburu. Laisse-toi aller, ne résiste pas, laisse l’élixir te porter…

Les paroles du sorcier se font apaisantes. Moussou se calme, alors les choses alentour paraissent moins inquiétantes. Le sorcier l'invite à ordonner ses animaux avant de pénétrer dans le labyrinthe, et surtout avant qu'ils ne se battent entre eux. Les paroles de Saburu ont tout à fait apaisé Moussou. Il se laisse porter par l'élixir, ce qu'il voit des Mangotes est étrange sans pour autant être inquiétant, des corps d'hommes à tête d'animaux. Ici un Mangote à tête de zèbre, là un autre avec une tête de daman. Rapidement Moussou place ses animaux, la panthère commence à s'exciter devant le zèbre et c'est dans cet ordre qu'il précède le lycaon, la termite, la panthère, le caméléon, le guépard, la mangouste, le gnou, le zèbre, le buffle, le daman et entre dans le labyrinthe par la porte Ouest.

Pendant qu'il progresse prudemment, Saburu a rejoint Mabata sur la butte au-dessus du village. De là-haut ils surveillent tous les déplacements de Moussou dans le dédale. La petite troupe se faufile, ordonnée entre les rangées de bambous serrés, laissant curieusement derrière elle dans la terre fraîchement balayée, des empreintes d'animaux. Après plusieurs méandres, Moussou se trouve dans un cul de sac, face au crocodile.

« Tu n'as pas pris le bon chemin ! Si tu veux continuer, tu dois me sacrifier un de tes compagnons, c'est la règle du Téka Tomali.

« Tu es un cauchemar de laideur et de férocité crocodile, si j'avais l'arc et les flèches...

« Mais tu ne les as pas encore, et même si tu me sacrifies tous tes animaux, je ne peux te dire où il sont cachés. Donne-moi le buffle et je te laisserai partir...

Moussou a du mal à se résigner, mais c'est incontournable et puis il pense au roi Salembé, il doit poursuivre sa quête et c'est ainsi qu'il abandonne le buffle au crocodile. La petite troupe fait demi-tour. Moussou avant de ressortir veut être sûr de ne manquer aucun recoin de cette partie du labyrinthe et c'est ainsi qu'il rencontre le marabout dans un autre cul de sac.

« Tu n'as pas pris le bon chemin ! Si tu veux continuer, tu dois me sacrifier un animal. Tu sais je suis tellement friand de ces termites...

Moussou cède le termite, il enrage, les Mangotes sont rusés. Il a perdu deux alliés dans cet imbroglio qui ne renferme aucun trésor et ne mène nulle part.

Moussou entraîne sa suite, il repasse la porte Ouest. Un vent coulis caresse sa nuque. Il s'arrête, s'abandonne à cet instant naturel, imagine que c'est la main de Dialemba, la fille du roi Salembé...

« Le roi Salembé ! Lâche Moussou en se ressaisissant. Le roi Salembé est malade, je dois trouver le cristal bleu !

Laissant le cul de sac qui lui a coûté deux précieux alliés, il passe devant la porte Sud, s'arrête, hésite un instant, puis poursuit jusqu'à la porte Est par laquelle il entre à nouveau dans le labyrinthe. Il avance encore prudemment entre les bambous qui forcent sa progression en détours multiples tantôt d'un côté, tantôt de 1'autre, si bien qu'il a le plus grand mal à s'orienter. Il explore les plus petits culs de sac, les moindres recoins avec méthode et patience. La fatigue le gagne et il a faim, il n'a rien mangé depuis des heures. Qu'importe, il doit trouver le cristal bleu qui guérira le roi Salembé. Mais la fatigue le cueille, il a piétiné trop longtemps entre les bambous et s'endort sur le sol. Les animaux toujours dans le même ordre en font autant. Eux aussi ont piétiné et sont fourbus.

Moussou harassé de fatigue dort profondément, il rêve maintenant.

Il est retourné à Zabar, Lali le prend par la main et le conduit dans la forêt. Dans une épaisse brume, Moussou aperçoit la vieille Râthi, elle tend les bras. Il s'avance vers elle.

« Ah Moussou que c'est bon de te revoir, je n'ai pas beaucoup de temps. Prends garde, les Mangotes sont des tricheurs. A toi d'être le plus malin, sers-toi de leur tricherie mais sans te mettre dans ton tort. Et surtout n'oublie pas ceci : l'éléphant est impressionnant, mais la fourmi porte dix fois son propre poids. Le berger abandonnera sa meilleure chèvre au lion pour sauver sa vie et le reste du troupeau et le renard malgré les épines, pisse sur le hérisson pour le manger. Adieu Moussou, surtout n'oublie pas...

Moussou aimerait bien lui parler plus longtemps mais déjà son image se fond dans le paysage et disparaît. Il frotte ses yeux, il est assis entre les deux rangées de bambous, les animaux Mangotes sont près de lui. Ce n'était qu'un rêve, mais la vieille Râthi était pourtant là... Moussou très perturbé par son rêve décide pourtant de continuer sa quête. Il poursuit l'exploration minutieuse du labyrinthe et c'est ainsi qu'il rencontre l'antilope dans un nouveau cul de sac.

« Tu n'as pas pris le bon chemin ! Si tu veux continuer, tu dois me sacrifier un de tes animaux...

« Je sais, c'est la loi du Téka Tomali. Tranche Moussou. Je te laisse le plus féroce des animaux de la savane, voici le lycaon.

Moussou quitte l'antilope et s'arrête un instant pour réfléchir. Il a le sentiment d'avoir été très dur avec l'antilope qui est d'un naturel si doux. Il a du mal à ordonner ses idées, les paroles de la vieille Râthi s'emmêlent dans sa tête. Les Mangotes tricheurs ? Il le savait, Sirkadié l'en avait averti. Et ces histoires d'animaux ? Sur le Téka Tomali, il n'y a ni berger, ni chèvre, ni éléphant, ni fourmi… Moussou renonce à tenter de déchiffrer cette énigme pour l'instant, c'est trop compliqué. Il reprend sa progression entre les rangées de bambous, inspecte encore chaque recoin du labyrinthe jusqu'à ce qu'il arrive à un endroit plus large et subtilement éclairé. C'est l'émerveillement ! Sur une espèce de grand coffre en bambou, un coussin de feuilles tressées sert d'écrin au cristal bleu. Moussou s'apprête à le prendre quand lui reviennent les paroles de la vieille Râthi : "prends garde les Mangotes sont tricheurs...". Il réfléchit, il a affronté le crocodile et le marabout dans le cul de sac de la porte Ouest. Il est maintenant au centre du labyrinthe et depuis la porte Est il n'a rencontré que l'antilope. Il suppose que les autres animaux sont postés d'ici la sortie. Il lui faut absolument l'arc et les flèches. Il laisse le cristal bleu, fait demi-tour et entre par la porte Sud. Après un long couloir et un passage en chicane, il se trouve nez à nez avec le phacochère.

« Tu n'as pas pris le bon chemin ! Si tu veux continuer tu dois me sacrifier un de tes animaux, c'est la règle du Téka Tomali.

« Prends garde, j'ai encore des animaux bien plus puissants que toi.

« Je le sais, c'est pourquoi je suis ici... Mais j'en ai trop dit !

Moussou n’avait pas pensé à cet aspect du jeu. Bien sûr il a trouvé le cristal bleu sans difficulté, mais s’il est trop affaibli par la perte de ses alliés, il ne pourra jamais sortir et sera contraint d’abandonner… Il n’est pas dit qu’il se laissera vaincre aussi facilement. Il faut qu’il trouve l’arc et les flèches, mais peut-être ne sont-ils pas dans cette partie du labyrinthe ? Un peu plus tard, un autre cul de sac mettra fin à sa tourmente. Posés à même le sol, un arc magnifique et son carquois en peau de buffle contenant trois flèches semblent attendre Moussou. Maintenant qu’il a exploré le sud du labyrinthe, il a la certitude que les alliés de Mabata sont là où il le supposait. Il revient donc sur ses pas et croise à nouveau le phacochère.

« Tu as pris le bon chemin, mais pour passer il faudra me sacrifier un autre de tes animaux…

Moussou réfléchit. Laisser un autre animal pourrait le mettre en difficulté par la suite. Il a croisé le crocodile, le marabout, l’antilope et le phacochère. Il rencontrera donc la mouche, le babouin, le python, le lion, l’hyène et l’aigle. C’est trop risqué de sacrifier un autre animal. Moussou bande l’arc et décoche une flèche au phacochère, libérant ainsi le passage. Avec sa petite troupe, il repasse la porte Sud et revient, déterminé à la porte Est. Il retrouve sans peine le chemin qui mène à la chambre du trésor. Cette fois pas d’hésitation, il s’empare du cristal bleu. La beauté du joyau est sans égale et Moussou fasciné ne peut s’empêcher de l’admirer encore une fois. Tout abandonné à sa contemplation, il ne voit pas le coussin de feuilles tomber et le couvercle du coffre de bambou se soulever. Tout à coup le python que le chef Mangote avait caché là se dresse devant Moussou terrifié. Paralysé par la peur, il a lâché le cristal bleu. Il appelle la mangouste à la rescousse. Le python perd de son assurance, la mangouste ne cède jamais, elle est vindicative et résiste aux morsures de serpents. Moussou s’est ressaisi, il ramasse le cristal bleu, le range dans l’une des calebasses à sa taille, laisse les belligérants sur place et continue sa progression dans le labyrinthe. Il ne néglige encore aucun recoin. Chaque espace est exploré avec prudence et minutie. La frayeur occasionnée par l’apparition inattendue du python le fait redoubler de vigilance. C’est après quelques méandres et d’autres contours qu’il rencontre l’aigle. Au fond d’un cul de sac, il s’ébroue les ailes et danse d’un pied sur l’autre.

« Tu n’as pas pris le bon chemin ! Tu dois me sacrifier un de tes animaux. C’est la loi du Téka Tomali… Je suis le roi des airs. Dit l’aigle avec vanité. Il me faut une proie digne de mon rang.

Moussou cède le daman à l’aigle et poursuit à travers le dédale de bambous. Il a beaucoup marché et commence à être fatigué mais pas question de s’arrêter cette fois, même si la tâche est difficile, il doit y arriver. C’est avec cette réflexion que lui reviennent les paroles de la vieille Râthi. "Le berger donnera sa meilleure chèvre pour sauver sa vie et le reste du troupeau…" Bien sûr, Moussou est le berger dans la métaphore de Râthi. Les Mangotes ont pris soin de compliquer l’itinéraire du labyrinthe pour l’impressionner mais lui croit en sa réussite même s’il doit sacrifier tous ses animaux. Tout en divaguant, Moussou marche plus avant et dans une nouvelle impasse il rencontre la hyène.

« Tu n’as pas pris le bon chemin ! Hi, hi, hi, si tu veux continuer, hi, hi, hi, tu dois me sacrifier un de tes animaux. C’est la loi du Téka Tomali, hi, hi, hi.

« Cesse de rire, tu m’énerves ! Dit Moussou. Je te cède le zèbre, laisse-moi partir maintenant, j’ai perdu assez de temps dans ce labyrinthe !

Moussou fait demi-tour, il n'a plus que le gnou, la panthère et le caméléon avec lui. Plus loin au fond d'un autre passage sans issue, il croise la mouche.

« Tu n'as pas pris le bon bzz chemin ! Si tu veux bzz continuer, tu dois bzz me sacrifier un de tes compagnons. C'est bzz la loi du Téka Tomali.

« Je connais la loi du Téka Tomali ! Je vais te donner un adversaire de choix, voici le caméléon !

Moussou se sent énervé et fatigué. Il perd ses alliés, même si cela signifie qu'il progresse vers la sortie laquelle ne doit plus être loin maintenant. Il est las mais déterminé, il trouve toujours la force de continuer. Encore quelques méandres et il se retrouve face à face avec le roi des animaux.

« Je savais que tu arriverais jusqu'ici. Dit le lion. Tu as pris le bon chemin, mais pourras-tu passer ?

Le lion sûr de lui est couché sur le flanc, ses pattes avant croisées, il attend la réponse de Moussou.

« Comme toi je connais la règle du Téka Tomali, prends le gnou et laisse-moi passer.

« As-tu trouvé le cristal bleu ? S'enquiert le lion.

Moussou ne répond pas, il a assez de ce labyrinthe, il continue suivi de la panthère. Encore un cul de sac, désert, à droite et il arrive à la porte Nord.

« Enfin la sortie ! Pense-t-il.

Puis il s'étonne, il a parcouru tout le labyrinthe dans ses moindres détails, pourtant il lui reste un animal. Les mots de la vieille Râthi lui reviennent à l'esprit "les Mangotes sont tricheurs, à toi d'être plus malin...". Il réfléchit encore, le chef lui a dit d'abandonner ses animaux restant près du labyrinthe, mais il n'a rien dit concernant l'arc. Dans le carquois en peau de buffle, il y a encore deux flèches. Moussou passe l'arc en bandoulière, et sort par la porte Nord.

Dehors tout paraît normal. Il quitte la panthère, la remercie d'avoir été loyale jusqu'à la fin du Téka Tomali, puis il se dirige vers les pentes du volcan Tobor. Il s'éloigne du village des Mangotes et pénètre dans une forêt pleine de calaos. Il arrive bientôt sur les flancs du volcan. En prenant de l'altitude, il découvre les premières traces de la précieuse poudre jaune. Il emplit sa deuxième calebasse et se hâte de redescendre. L'endroit est lugubre, le paysage lunaire. La proximité, de la bouche du volcan n'est pas rassurante et cette fumée âcre rend l'air irrespirable.

Le soleil est à demi plongé dans l'horizon, Moussou est fatigué et il a faim. De retour dans la forêt il cueille quelques fruits et se réfugie dans les hautes branches d'un arbre pour y passer la nuit. Pendant qu'il se rassasie des fruits, il entend mille animaux dans la forêt des calaos. Les bêtes de jour qui rentrent au gîte et celles de la nuit qui le quittent pour chasser.

Tout occupé à observer autour de lui, Moussou ne prend pas garde au babouin qui se glisse silencieusement jusqu'à lui et lui vole le cristal bleu avant de s'échapper rapidement. Moussou se rue sur son arc, ajuste, tire... C'est un cri humain que la flèche arrache au babouin. Le singe blessé trouve encore la force de s'enfuir avec le cristal bleu. Moussou est trop fatigué pour le poursuivre. D'ailleurs le babouin est bien trop loin, il ne pourrait l'attraper. Il se nourrit des fruits cueillis et s'endort triste d'avoir échoué si près du but.

Sa nuit est agitée, i1 revoit en rêve le sorcier mygale riant de le voir se perdre dans le labyrinthe.

Au matin, Moussou s'éveille en sursaut, pourtant tout est calme autour de lui. Dans les épais feuillages on entend les cris des calaos et des singes qui sautent de branches en branches dans un tressaillement de feuilles. Moussou tente de rassembler ses idées. Il s'est fait voler 1e cristal bleu par le babouin qui manquait dans le labyrinthe. Le chef n'a donc pas respecté la règle du Téka Tomali. Les paroles de la vieille Râthi lui reviennent en mémoire. "L'éléphant impressionne, mais la fourmi porte dix fois son propre poids.." Moussou a compris, il doit affronter la tribu des Mangotes, cette fois ça n'est plus un jeu. Peu importe, la fourmi c'est lui. Il descend de l'arbre, déterminé et se dirige d'un pas décidé vers le village des Mangotes. Les cris des singes et des calaos sur son passage lui semblent des encouragements.

Quand il arrive au village, le chef est un peu étonné de le revoir, il le croyait découragé au point de s'être enfui. Cependant il garde suffisamment d'aplomb pour lui demander.

« Pourquoi es-tu revenu ? Tu as le cristal bleu, que veux-tu de plus ?

« Tu as triché ! Ton singe est venu me reprendre le cristal bleu hier soir !

« Tu es revenu pour nous insulter ? Nous sommes les Mangotes, peuple fier et loyal !

« Je demande à mettre cette loyauté à l'épreuve, tu ne peux t'y opposer.

Le sorcier s'approche du chef et lui susurre.

« Refuser serait un aveu de notre part, laissons-le faire, il nous donnera bien l'occasion de le contrer.

Mabata accède à la demande de Moussou et fait réunir le conseil. Moussou est invité à exprimer ses griefs. Il prend la parole.

« J'accuse le chef Mabata de tricherie. J'ai parcouru tous les couloirs du labyrinthe, j'ai scruté tous les recoins, chaque fois que j'ai croisé les animaux du chef Mangote, j'y ai sacrifié un des miens, pourtant sur le Téka Tomali, je n'ai pas rencontré le babouin.

« Tu l'as pourtant blessé avec l'une de tes flèches !

« Bien sûr, c'était dans la forêt des calaos, il y a son sang sur un arbre.

Le conseil est sérieusement ébranlé par l'assurance de Moussou qui poursuit.

« Je fais appel aux paroles du chef Mabata énonçant les règles du Téka Tomali "quel que soit leur rang, tes animaux te restent fidèles jusqu'à la mort". Je demande qu'on fasse venir devant le conseil le Mangote panthère, qu'il atteste que le babouin n'était pas dans le labyrinthe et nous verrons ce qu'il en est de la loyauté des Mangotes !

Le sorcier ne peut en entendre davantage, il a compris le raisonnement de Moussou. Pour le contrer, il n'a pas trouvé d'autre moyen que de laisser exploser son ressentiment.

« Tais-toi ! Jamais personne n'a osé nous affronter de la sorte. Qui es-tu pour oser t'opposer à nous ?

« Je suis Moussou prince de Damal, je suis envoyé des dieux pour tenter de guérir le roi Salembé !

Au moment où Moussou prononce ces paroles, il règne subitement une atmosphère étrange. Les oiseaux comme pris de panique fuient les arbres alentours dans un vol bruyant. Le sorcier ne se laisse pas intimider.

« Tu mens ! Les dieux ne s'abaissent pas à traiter avec les mortels de ton espèce !

A peine Saburu a-t-il prononcé ces derniers mots que le sol se met à trembler. Les Mangotes et Moussou lui-même, surpris par ce caprice de 1a nature restent cloués sur place, hébétés. D'abord une volée de pierres catapultées du cratère s'abattent à proximité du village. Puis le volcan vomit de la lave dans un grondement sourd. La panique s'empare des Mangotes quand un ancien du conseil crie pour couvrir le grondement du volcan.

« Moussou a dit vrai, il est envoyé des dieux ! Ne voyez-vous pas l'expression de leur colère ? Regardez Tobor ! Si la fureur des dieux ne s'arrête pas, notre village sera réduit en cendres. Regardez ces coulées de lave qui arrivent sur nous. Mabata rendons-lui le cristal bleu, peut-être cela apaisera-t-il la colère des dieux ?

Le chef désemparé, indécis, tiraillé entre la peur de mourir et celle de se séparer du joyau bleu, appelle le sorcier à la rescousse. Mais Saburu ne peut lui répondre, il a tellement peur lui-même qu'il s'est accroupi, les mains protégeant sa tête. Alors Tékhâné, le Mangote panthère sort de la case de Mabata, il a enveloppé le cristal bleu dans les tresses végétales et le porte à Moussou.

« Tiens, le cristal bleu est à toi. Ces pleutres de Mabata et Saburu nous ont entraînés dans une honteuse tricherie. Quand la fureur des dieux sera apaisée, je te conduirai au saut de la rivière Lhô.

Le volcan Tobor crache ses entrailles de lave encore pendant trois jours. Heureusement un vallon désert détourne le flot de lave incandescente et le village Mangote est épargné. Le conseil s'est à nouveau réuni en urgence. Il a destitué Mabata et a nommé Tékhâné nouveau chef à sa place pour s'être montré brave. Dès que Tobor s'est apaisé, Tékhâné conduit Moussou prés d'une source en cascade. La chute a creusé le lit et formé un petit bassin. Moussou s'apprête à plonger dans l'onde, son nouvel ami l'arrête.

« Ici naît la rivière Lhô, je sais pourquoi le roi Salembé est malade.

Moussou reste interdit, il attend la suite avec impatience, Abbas avait dit que les marabouts étaient impuissants devant ce mal inconnu.

« Le roi Salembé est malade parce que les Mangotes pissent dans la rivière. Si tu t’y baignes, tu seras malade toi aussi. Je t’ai remis le cristal bleu en signe de soumission, je te promets que les Mangotes ne souilleront plus la rivière.

Moussou comprend maintenant la phrase de la vieille Râthi "le renard malgré les épines pisse sur le hérisson pour le manger..." Elle voulait dire que le renard c’est les Mangotes, le hérisson le roi Salembé.

Tékhâné le nouveau chef propose à Moussou de l’accompagner à Djabian assurer au roi Salembé la soumission et la fidélité du peuple Mangote. Il réunit une nouvelle fois le conseil, l’avise de son projet de partir avec Moussou et délègue ses pouvoirs pendant son absence. Le lendemain, les deux compagnons se préparent pour un long voyage. Moussou emporte avec lui l’arc que les Mangotes avaient laissé dans le labyrinthe. Les deux hommes suivent le cours de la rivière Lhô. Au terme de la première journée ils rencontrent un piroguier qui a entendu d’un griot la première histoire de Moussou. Il veut absolument honorer le prince et lui fait don d’une pirogue. Les deux amis progressent plus rapidement ainsi. Lors d’une halte, Moussou commande aux tambours parlés d’annoncer leur arrivée prochaine. De loin en loin les troncs creusés, frappés en rythme se relaient pour passer le message jusqu’à Djabian. On a posté des guetteurs à l’entrée de la ville, si bien que lorsque Moussou et son compagnon arrivent aux portes de la cité, la population massée leur fait une ovation. Les deux amis sont portés par la foule en liesse jusqu’au palais du roi Salembé. Ukulu très ému accueille Moussou au seuil du palais.

« Bienvenue fils ! Bienvenue chez les tiens. Tu as réussi, c’est merveilleux ! …

Puis serrant Moussou contre lui, il l’invite avec son ami à entrer dans le palais. Le roi Salembé git toujours sur sa couche. Autour de lui les marabouts préoccupés par son état attendent religieusement le retour de Moussou. Ukulu précède les voyageurs dans la chambre royale et s’adresse aux marabouts.

« Doumanaté nicobaye ! Voici le poison qui tue la maladie ! Dit-il en montrant la calebasse qui contient le précieux soufre.

Les marabouts en préparent une mixture qu`ils font inhaler au roi Salembé, le reste est jeté dans un bain où trempent des linges avec lesquels on couvre son corps. Moussou a bien tenté de savoir comment le soufre pouvait guérir le roi Salembé, mais les marabouts n'ont pas voulu lui révéler les trois propriétés du minéral.

Dans un angle de la chambre, Dialemba s'est assise, elle est lasse. L'enfant qu'elle porte va bientôt naître. Abbas et Djilah sont à ses côtés. Moussou rejoint Dialemba et l'enlace tendrement. Ils sont harassés de fatigue et l'inquiétude mine leurs dernières forces. Ils n'ont pas la force de parler, pourtant leur regard et leurs caresses en disent long sur leurs sentiments. Le messager que Dialemba avait envoyé à Damal est revenu ce matin, Salina et Bédina leurs deux filles vont bien et savent se montrer patientes. Après une longue attente, le roi Salembé semble émerger de son coma.

« Quel est donc ce voyage qui m’a tant fatigué ?

Ukulu révérencieux, s’approche et lui explique qu’il était atteint d’un mal inconnu et comment Moussou est allé en chercher le remède.

Quelques jours plus tard, le roi Salembé complètement rétabli préside la cérémonie. Tékhâné sous le parrainage de Moussou demande la protection du roi Salembé par le rattachement du pays Mangote au grand royaume de Djabian. I1 est brusquement interrompu par l'apparition de Saburu qui a suivi les deux amis jusqu'à Djabian pour empêcher les Mangotes de faire alliance avec le roi Salembé. Il brandit une sagaie avec laquelle il menace Tékhâné. Sans se faire remarquer de Saburu, Moussou bande son arc et lui décoche la troisième flèche dans la cuisse. Terrassé par la douleur, le sorcier Mangote gît à terre. Deux gardes se chargent de lui après qu'il a avoué son ressentiment pour Tékhâné et le projet qu'il nourrissait depuis longtemps. Les marabouts soignent sa blessure, dès qu'il sera rétabli, il sera banni du territoire Mangote et du Grand Royaume de Djabian.

La cérémonie peut reprendre son cours, Moussou raconte au roi Salembé comment il a acquis le cristal bleu et le lui remet en gage de la soumission du peuple Mangote.

La guérison du roi Salembé, le retour de Moussou et la paix retrouvée avec les Mangotes donnent lieu à de grandes réjouissances. Tout le pays danse et fait la fête. Le roi Salembé pour assurer le peuple de sa guérison totale s'est joint aux danseurs et malgré son embonpoint et son âge, se trémousse encore très bien.

Békéné

L'histoire est racontée par Ïema qui accueille le lecteur, lequel devient ainsi co-auteur du conte qui est différent à souhait selon la personnalité des différents lecteurs et l'humeur changeante du même lecteur.

« Wengué, wengué, voyageur !

-Répondez ! C'est à vous qu'on s'adresse.

« La route était longue, vous avez l'air épuisé. Asseyez-vous près de moi, venez partager notre joie !

  • Allez-y ne soyez pas timide !

« Vous n'êtes pas d'ici, je veux dire du Grand Royaume ? !

  • Bon d'accord vous lui expliquez d'où vous venez, mais pas la peine de lui raconter votre vie, ça n'est pas votre histoire qu'on raconte ici ! Une autre fois peut-être ?

« Ah oui ! Je trouve aussi que votre regard est bien clair pour le soleil d'ici. Dites-moi, nos griots sont-ils allés jusque là d'où vous venez ?

-… A vous !

« Je pense bien que nos griots n'ont pas coutume d'aller si loin ! Vous restez jusqu'à la fin de la cérémonie, vous êtes notre hôte !

- … Peut-être que vous feriez bien d'accepter. La suite est prometteuse !

« Je suis Ïema, fils de Sabéna. Je vais vous raconter l'origine de cette fête grandiose, c'est une longue histoire... Cela se passait aux temps reculés du règne de Moussou, fils de Cinonelle et de l'infortuné Bakbar, lui-même fils de Mathrad. Il faut dire qu'il avait si bien servi le roi Salembé que celui-ci l'avait assis près de son trône. Les princes n'étaient pas tous d'accord avec la décision du roi Salembé. Saada avait même protesté ouvertement à la grande assemblée. D'une voix ferme, mais sans colère, Melabah avait apaisé Saada. Depuis longtemps tous reconnaissaient que la parole de Melabah était juste.

Le roi Salembé pensait léguer son trône à Mousson. Sa loyauté et ses aventures avaient servi le royaume et ravi le peuple de Djabian. Cependant il n'ignorait pas qu'il pouvait éveiller la jalousie et la convoitise des autres princes. La réaction de Saada venait confirmer ses craintes.

Moussou, dans le but de mettre fin à l'embarras du roi Salembé avait humblement décliné l'offre. Il assurait que les princes feraient de bien meilleurs souverains que lui. Ce qui apparaissait comme un nouveau témoignage de la sagesse de Moussou, contrariait un peu le roi Salembé qui s'accordait un nouveau délai pour réfléchir à sa succession. L'heure n'était pas encore venue. Il avait pris de l'âge, mais depuis que Moussou lui avait apporté le cristal bleu, il n'avait plus jamais été malade. Même Saada devait en convenir.

A dire vrai, Moussou n'était pas intéressé par le trône. Il s'ennuyait un peu aux côtés des princes qui intriguaient pour le pouvoir. Malgré sa fidélité au roi Salembé, il ne pouvait pas s'empêcher de regarder du côté de Zabar et vers la montagne M'bor. Il se demandait souvent ce que devenaient les vieux amis qu'il avait connus auparavant.

Un jour que Moussou s'attardait à contempler le lever du soleil sur l'horizon embrumé, le roi Salembé s'approcha sans bruit. Moussou perdu dans ses pensées parlait à voix haute.

« A quoi bon le spectacle sans cesse renouvelé du grand astre, si on ne peut réunir en même lieu tous ceux qu'on aime ? !

« Je te sens amer ce matin, fils. Y aurait-il quelqu'un dans mon royaume pour te causer quelque souci ? Dis-le-moi franchement Moussou et je le soumettrai à la grande question.

La grande question était un rite un peu compliqué qui se déroulait devant tout le conseil. L'assemblée s'en remettait au vol indécis d'un papillon. Quand il se posait, son choix faisait autorité pour accuser ou innocenter.

« Non père, laissons le papillon à son nectar matinal. D'ailleurs il n'y a personne d'autre que moi pour me tourmenter...

« Dis-moi fils ce qui peut assombrir tes pensées en un beau jour comme celui-ci.

« Depuis plusieurs nuits, je fais un rêve étrange... La rivière du lac Djahdj est tarie et les gens de Zabar se lamentent de la proche famine. Il n'y a plus de poissons, le mil est brûlé sur pied par le soleil et le bétail tire une langue longue comme la soif...

« Se pourrait-il que notre ami Sirkadié s'adresse à toi par la voie des rêves ?

« Père, je ne sais si la magie de Sirkadié y est pour quelque chose. Il me manque et je ne peux m'empêcher d'être inquiet.

« Envoie un messager à Zabar ! Il portera ma récade et sera de retour avant une lune pour apaiser tes nuits.

« Père s'il s'agit d'un message de Sirkadié il faut agir vite.

« Je vois que tu as des fourmis dans les jambes. Si les intrigues du palais te poussent à l'exil, va ! Libère ton esprit mais garde tes nuits pour la douce étreinte de Dialemba. C'est donc toi qui feras l'objet de la grande question, le papillon décidera si tu dois partir.

Le papillon était un animal fascinant. Ses ailes étaient aussi grandes que des mains. Son corps de velours noir, effilé comme celui d’une libellule était surmonté de longues antennes fines ; la couleur de ses écailles jouait avec la lumière. Il donnait l’impression de changer de teinte selon l’angle sous lequel on l’observait. Des miroirs ornaient ses ailes, on aurait dit des yeux. Ainsi paré il ressemblait à un masque.

Le conseil était réuni. Chacun avait revêtu sa robe d’apparat et l’air grave, attendait le signe du roi qui allait libérer l’insecte.

Quand on ouvrit sa cage d'osier, le papillon ébroua ses ailes. Malgré sa taille, il avait un vol léger. Il vola d'abord haut en tournoyant dans la grande salle du conseil, comme s'il voulait prendre connaissance de toute l'assemblée. Puis après quelques coups d'ailes hésitants et légers il vint se poser sur la tête de Moussou. C'était là une drôle de couronne. Les princes aussi assistaient à la grande question. Saada ne put s'empêcher d'imaginer un instant que le papillon donnant le signe du départ de Moussou servait ses propres desseins de le voir s'éloigner du trône.

Dans un soupir, le roi Salembé s'en remit à la décision du papillon.

« Moussou mon fils, comme j'aimerais que tes craintes ne soient pas fondées ! Le papillon a décidé que tu allais partir. Va, porte la paix avec toi et reviens-nous vite. Tu sais que nous t'attendrons avec impatience.

Moussou n'emporta rien que l'amour de Dialemba, le sourire de ses enfants et la récade du roi Salembé.

Moussou était désormais célèbre et aimé partout dans le grand royaume, il n’avait donc rien à redouter des hommes. Mais sur son trajet les bêtes sauvages pouvaient représenter un danger, le roi Salembé le fit donc accompagner des ses deux meilleurs gardes.

A ce moment, Ïema prend un bâton et agite les braises du foyer. Une gerbe de petites étoiles rouges danse en montant dans l’air chaud avant de mourir un peu plus haut. Il prend quelques bûches et alimente le brasier avant de poursuivre.

Il suffit de quelques jours à Moussou et ses compagnons pour arriver jusqu'au lac Djahdj. Le niveau de l'eau avait considérablement baissé et le triste spectacle qui s'y déroulait confortait Moussou dans ses craintes. Les berges étaient boueuses et plusieurs animaux sauvages venus pour boire agonisaient dans un enlisement interminable. Les crocodiles et les fauves, d'abord attirés par ces proies faciles avaient dû renoncer par crainte de s'embourber eux-mêmes.

Se détournant de ce qui restait du lac, Moussou la gorge nouée poursuivit son chemin, remontant la rivière à sec. Il était terriblement inquiet de ce qu’il découvrirait en amont. Le lit de la rivière n’offrait que désolation. Des poissons croupissaient dans de rares flaques boueuses, agonisant en proie à l’asphyxie, aux mouches et aux taons. L’herbe brûlée par le soleil avait jauni jusque sur les rives ; l’eau manquait cruellement.

C’est alors qu’ils rencontrèrent Zénouné. C’était une vieille femme à qui on ne donnait plus d’âge tellement elle était ridée par les ans. Elle vivait là toute seule et semblait indifférente à tout. Moussou se demandait comment elle pouvait survivre dans ce paysage de désolation. La vieille Zénouné avait tant vécu qu’elle aurait survécu dans le désert. Elle répondit au salut sans même lever la tête.

« Wengué, wengué Moussou. Je savais que tes pas te conduiraient jusqu’à moi. Mais tu ne me connais pas, je suis Zénouné la bannie. On a dit tant de sottises sur moi que je me suis retirée de la compagnie des hommes… Leur cœur est aussi sec que cette rivière ! Sauras-tu faire revenir l’eau dans son lit ?

Moussou allait bredouiller une réponse mais la vieille Zénouné poursuivit.

« Il pleut sur la montagne des pygmées, mais ici tout est sec. Même la magie de ce vieux fou de Sirkadié est impuissante...

Moussou aimait Sirkadié, il ne pouvait supporter de l'entendre traiter de fou. Cependant la vieille Zénouné savait des choses importantes, il écoutait la suite.

« Approche, la nuit tombe et mon feu s'éteint. Si tu l'entretiens et que ma vieille carcasse se réchauffe, je te conterai comment la rivière folle a abandonné les hommes et déserté son lit.

Moussou et ses compagnons amassèrent plus de branches qu'il n'en fallait pour alimenter le feu. Bientôt ils se pressèrent autour de la vieille Zénouné qui reprit le fil de son histoire.

Voici ce quelle croyait. Les dieux tout puissants voyant que les hommes perdaient le sens de certaines valeurs communautaires, les mettaient à l'épreuve en asséchant la rivière. Devant l'adversité seraient-ils capables de- redécouvrir le sens de la communauté ?

« Quand l'eau reviendra dans le lit de la rivière, les hommes auront encore beaucoup à souffrir avant de devenir sages !

Puis invitant Moussou à jeter quelques branches dans le brasier pour éloigner les bêtes de la nuit, Zénouné se retira pour aller dormir. Moussou eut bien du mal à trouver le sommeil cette nuit là. Il entendait les paroles de la vieille Zénouné tambouriner dans sa tête. "ce vieux fou de Sirkadié... Les hommes auront encore beaucoup à souffrir avant de devenir sages..."

Quand Moussou et ses compagnons s'éveillèrent, la vieille Zénouné s'affairait depuis longtemps dehors. L'herbe était encore trempée de rosée et une traînée de brume s'attardait dans la plaine.

« Adieu Zénouné, nous allons à Zabar. Merci pour ton hospitalité. J’aime les hommes de ce pays où j’ai vu le jour. Quand bien même tu aurais raison, leur folie ne doit pas sécher ton cœur comme elle l’a fait pour cette rivière. La paix reste avec toi !

Moussou ne le savait pas encore, mais il serait le dernier à parler à la vieille Zénouné. Quelques jours plus tard, un fauve errant, affamé, lui ôterait la vie.

Lorsqu’ils arrivèrent à Zabar, ils pensèrent d’abord que le village était désert. Nul rire d’enfant courant au devant d’eux avec des cris joyeux. Bientôt ils décelèrent un murmure qui s’amplifiait en brouhaha à mesure qu’ils avançaient. La population était massée sur la place et les gens s’apostrophaient sur un ton qu’on ne leur reconnaissait pas. C’est à peine si l’on remarquait l’arrivée des visiteurs tellement on se disputait.

« Wengué, wengué, salut amis, je suis de retour parmi vous...

A cet instant il se fit un étrange et pesant silence. C'est Lali la première qui reconnut Moussou. Elle avait grandi et la petite fille de Râthi était devenue femme.

« Seigneur tu es revenu ! Vas-tu nous aider ? Depuis que la rivière a déserté son lit, comme si la famine ne suffisait pas à nous accabler, la maladie menace aussi notre village.

Le brouhaha s'enfla de nouveau. Chacun y allait de son idée cherchant à convaincre son voisin sans l'écouter. Moussou ne pouvait apaiser ce tumulte, il se faufila parmi les gens à la recherche de Sirkadié. Il apprit que le sorcier était souffrant. Il se précipita dans sa case et s'attrista de voir le vieillard usé par les ans vaincu par la maladie. Sirkadié était à demi conscient. La fièvre égarait sa raison. Une femme accroupie à ses côtés tentait de le raccrocher à la vie. Elle s'appelait Nanou.

« Sirkadié, c'est ton fils Moussou, il est venu te voir avant ton grand départ.

Sirkadié sentait ses forces l'abandonner, il fit signe à Moussou de se pencher. Sa voix était paisible et haletante.

« Moussou... Je sens bien que ma raison m’abandonne et que mes forces me fuient... Elles me précèdent au royaume des ombres... Je n'ai plus de force... Le peuple de Zabar se déchire... éprouvé par la sécheresse... et la famine... Mes pouvoirs sont vains... Personne ne peut rien pour nous... Déjà plusieurs familles sont parties... Ceux qui restent vont peut-être mourir... Il y a quelques lunes... une vieille femme errante... que nous avions mal accueillie... nous a jeté un sort terrible... Elle a dit que notre rivière serait bientôt aussi sèche que nos cœurs... Sa magie est plus grande que la mienne... Sommes-nous donc devenus tels qu'elle nous a décrits ? ... Moussou si tu le peux aide-nous...

Epuisé par ses paroles, Sirkadié sombra dans un profond coma. Moussou le serra dans ses bras et pleura longtemps. Se pouvait-il que la vengeance d'une vieille femme amère détruise un village entier ? Les hommes accablés de misère étaient-ils devenus fous comme elle l'avait prédit ? Un des gardes l'arracha à son chagrin.

« Viens seigneur, partons, il n'y a ici que malheur et désolation. Personne ne peut lutter contre la magie de Zénouné.

Moussou s'était éloigné du village. II avait besoin de rassembler ses idées loin du tumulte des habitants. Une question l'obsédait. Comment une vieille femme au cœur racorni pouvait-elle imposer tant de souffrances à ses frères ?

Pour libérer son esprit, Moussou pensait à des événements heureux. Il avait souvent recours à cette astuce pour se détacher d'une question difficile. Il remontait le fil du temps. Il revoyait ces enfants heureux et insouciants, courant entre les cases. Leurs cris joyeux lors de jeux innocents emplissaient l'air. II pensait aux saveurs d'épices mêlées aux odeurs de poissons frais les soirs de grande pêche. Les hommes avaient tendu des filets en travers de la rivière et ils frappaient l'eau pour y emprisonner les poissons. Son esprit divagua dans des méandres de souvenirs heureux, il s'abandonna â fredonner une chanson qu'il tenait de Dialemba. Sa mère Délina la lui chantait quand elle était enfant.

"Mes parents m’aiment d’amour,

Tu as de jolis yeux amande m’ont-ils dit,

C’est pour voir tout le royaume de mon père ai-je répondu.

Tu as de longs cheveux crépus m’ont-il dit,

Ma mère y tresse des guirlandes de perles ai-je répondu.

Tu as de frêles épaules m’ont-ils dit,

Elles portent tout mon amour pour mes parents ai-je répondu.

Tu as de jolies oreilles m’ont-ils dit,

J’y pends les bijoux de ma mère ai-je répondu.

Tu as de jolies mains m’ont-ils dit,

C’est pour cajoler mon père ai-je répondu.

Tu as de jolies joues m’ont-ils dit,

J’y reçois les baisers de ma mère ai-je répondu.

Tu as de jolis bras m’ont-ils dit,

C’est pour étreindre mon père ai-je répondu.

Tu as de jolies jambes m’ont-ils dit,

C’est pour courir vers ma mère ai-je répondu.

Tu as de jolis genoux m'ont-ils dit,

Je les ai écorchés sur les chemins ai-je répondu.

Tu as de jolis ongles m'ont-ils dit,

C'est pour griffer les méchants ai-je répondu.

Tu as de jolis pieds m'ont-ils dit,

C’est pour botter les fesses des gens grossiers ai-je répondu.

En connaissant Moussou, Dialemba devenue femme en avait adapté les paroles.

Depuis que je t’ai rencontré,

Je sais que tu m'aimes,

Tu me dis que j'ai de beaux yeux amande,

Ils ne regardent que toi mon amour.

Tu me dis que j'ai de beaux cheveux noirs,

Ils frissonnent sous ta main mon amour.

Tu me dis que j'ai de belles oreilles,

Elles ne se lassent pas de t'entendre mon amour.

Tu me dis que j'ai une jolie voix,

Elle ne parle que de toi mon amour.

Tu me dis que j'ai de jolis bras,

Ils n'étreignent que toi mon amour.

Tu me dis que j'ai de jolies mains,

Elles ont plaisir à te caresser mon amour.

Tu me dis que j'ai de jolies jambes,

Elles courent vers toi mon amour.

Tu me dis que j'ai de jolis reins,

Je les creuserai pour toi mon amour.

Tu me dis que j'ai un joli ventre,

Il portera notre enfant mon amour,

Tu me dis que j'ai de jolis seins,

Ils nourriront notre enfant mon amour.

Bercé par la chanson de Dialemba, Moussou s’endormait. Son sommeil était agité. Dans un cauchemar il voyait la vieille Zénouné brandissant une grosse liane pour étrangler la rivière.

Au matin Nanou guettait le réveil de Moussou. Quand il ouvrit enfin les yeux, elle lui tint à peu près ce discours.

« Je ne suis qu'une humble femme, Moussou. Depuis ton départ de ce village, j'ai souvent entendu les griots chanter tes exploits. Je ne sais ce qui t'a attiré ici, mais j'en connais plus d'un qui serait chagrin de te savoir aussi abattu. Quand je sais quelque chose, je le garde pour moi. Quand j'ai décidé de faire quelque chose, je le fais. Alors fais comme moi, secoue-toi ! Je ne sais pas si tu as le pouvoir de changer les choses ici, mais rappelle-toi quand on veut mener une bête réticente, on lui met un licol. Ne te laisse pas abattre Moussu ! Je t'ai apporté du lait de mes chèvres dans une calebasse. Il y en a très peu, je garde le reste pour Sirkadié qui est très malade. Que les dieux et la paix restent avec toi...

Moussou se ressaisit.

« Tu as raison Nanou, allons amis, nous partons !

Ses compagnons n'avaient d'autre hâte que de rentrer à Djabian. Ils se pressèrent croyant que Moussou avait la même idée qu'eux. Ils déchantèrent quand il marcha en direction de M'bor.

« Seigneur, Djabian est de l'autre côté !

« Il se peut que la vieille Zénouné ait posé un licol à cette rivière comme il se peut aussi qu'elle n'en ait rien fait. Je veux en avoir le cœur net !

Ïema parait intarissable. Il prend plaisir à raconter cette histoire. La nuit maintenant inonde tout le village. Les étoiles du ciel et celles du brasier se confondent sur la voûte céleste. Les flammes dansent et jouent avec les ombres, éclairant malicieusement les visages. On entend les tam-tams et les balafons. Les femmes dansent, elles ont des grelots aux chevilles. C'est la danse de l'oiseau. Elles martèlent le sol et sautent pieds joints d'avant en arrière. Elles sont en ligne, elles dansent toutes pareillement et frappent dans leurs mains. Les seins nus des jeunes filles dansent avec leurs corps, et les tresses de leurs cheveux frappent leurs épaules. Les garçons jouent à sauter par-dessus un grand feu, quand l'un d'eux se prépare à franchir le brasier, il est arrosé de quolibets. S'il fait mine de rater son exploit il déclenche les cris des spectateurs. Et si quelque fesse attardée se fait lécher par les flammes, les moqueries reprennent de plus belle. Le rythme des tam-tams est enivrant, il vous entraîne pour un autre voyage... Dans la plaine, l'éléphant en troupeau va de son pas lourd; la lionne avec ses sœurs chasse à l'affût dans les hautes herbes; le gnou au museau humide, presque morveux hume l'air envahi de mouches; le zèbre pour échapper aux hyènes donne de puissantes ruades et s'enfuit en zigzaguant; la girafe s'éloigne de son pas élancé presque aérien… Ïema vous arrache à votre rêverie et poursuit.

Moussou et les gardes marchaient depuis plusieurs jours. La soif les avait contraints à boire dans des flaques douteuses. A proximité de la montagne M'bor, la végétation devenait moins aride. Ils avaient même trouvé quelques baies. Un soir ils avaient débusqué des animaux venus se désaltérer dans une flaque plus grande, qu'un creux de la rivière avait épargné. Les fauves aussi venaient y boire et c'était grand danger de bivouaquer à proximité.

Sur la montagne, les végétaux avaient moins souffert. Zénouné avait parlé de la pluie, les plantes devaient en profiter. Plus bas dans la vallée, la sécheresse avait contraint les bergers à couper les branches des arbres pour nourrir le bétail. Les troncs dénudés ajoutaient au sentiment désolé des lieux.

Lors d'une halte Moussou avait découvert une source. Elle distillait un filet d'eau si ténu qu'il se perdait dans la végétation rase. Un ressaut dans le relief permettait aux voyageurs de s'y désaltérer. Dans les hauteurs quelques singes intrigués par ces nouveaux venus sautaient de branche en branche et s'arrêtaient parfois pour les épier d'un oeil malicieux et inquiet.

Avec l'altitude la végétation devenait plus dense, la faune s'étoffait aussi. Le souffle coupé par leur progression, Moussou et ses compagnons s'accordaient quelques haltes à l'ombre des feuillages. Moussou parlait peu, il économisait ses forces, mais surtout, il pensait à Sirkadié. Certes le vieil homme avait beaucoup vécu, peut-être était-il temps pour lui de rejoindre ses ancêtres. Moussou lui aurait préféré une fin plus douce et plus respectueuse. Zénouné avait probablement vu juste, les hommes avaient perdu la raison, ils passaient le plus fort de leur temps à se lamenter et se disputer. Seule Nanou semblait encore respecter les usages en acceptant d'accompagner les derniers instants du vieillard.

Moussou pensait aux gens qu'il avait connus. Jamais il n'avait été déçu par ces rencontres, il en avait toujours tiré quelque chose de bon. Les amis d'abord qui l'avaient aidé dans ses précédentes aventures. Et puis tous les autres, Pygmées et Mangotes réputés cruels ou querelleurs s'étaient avérés de puissants alliés. Moussou s'adressa à l'un des gardes.

« Batumbo, penses-tu que les hommes soient tellement différents des autres créatures ?

« Je ne sais pas seigneur, je suis garde et un garde garde, il ne pense pas !

« Batumbo as-tu déjà observé les abeilles ?

« Pardonne-moi seigneur, depuis que je suis au palais du roi Salembé, je n'ai plus le temps de flâner dans la brousse.

« J'ai pu les observer moi-même quand je me rendais chez les Mangotes. Leur société est très évoluée et chacune a une tâche précise dans cet ensemble très organisé. Certaines collectent le pollen, d'autres gardent la ruche, d'autres encore soignent la reine et les larves ou bien construisent de nouvelles alvéoles et entretiennent les anciennes. Une abeille isolée ne peut survivre, c'est leur cohésion qui garantit la vie de la ruche. Elles communiquent entre elles par une sorte de danse, ce langage permet d'indiquer les meilleurs sites à butiner. Le frelon est leur pire ennemi. Quand le pillard s'introduit dans une ruche, les abeilles deviennent folles. Leur désarroi face à l'intrus met la ruche en péril. Seule l'unité leur permet de chasser l'ennemi et ainsi de sauver la colonie...

Ce jour là Moussou tira la conclusion que l’homme n’est ni bon ni mauvais. L’adversité le rend souvent vulnérable et sa folie n’est autre que l’expression de son désarroi.

Ils approchaient du faîte de la montagne. Au matin ils furent dérangés par des cris inquiets. Ils se virent rapidement encerclés par un groupe d’hommes armés de machettes et de haches. Ils avaient l’air menaçant et ne se laissèrent pas impressionner par la récade du roi Salembé que brandissait l’un des gardes. Ils s’adressèrent aux voyageurs sur un ton effronté.

« Nous sommes les hommes libres, nul ne peut nous imposer sa loi !

Moussou conciliateur tenta d’apaiser les esprits échauffés.

« Nous sommes aussi des hommes libres et nous ne cherchons pas querelle.

Mais ses paroles n'influençaient pas les hommes frustres qui forcèrent les trois compagnons à les suivre. Ils gagnèrent bientôt un village où les habitants les toisaient. Un conseil se tint à la hâte qui questionna les trois voyageurs sans relâche. Qui étaient-ils ? D'où venaient-ils ? Pourquoi avaient-ils une récade ?

Bientôt Moussou et ses compagnons furent tenus à l'écart du conseil et ils ignoraient ce qu'on y décidait.

Un groupe d'hommes portant une antilope ligotée sur un long bâton passa près d'eux. Ils revenaient de la chasse, Moussou crut reconnaître l'un d'eux.

« Saliné ?

Enfant Moussou accompagnait son père à la chasse au crocodile. Très tôt il avait appris à nager. Au cours d'une grande pêche, il avait sauvé Saliné de la noyade lorsque la pirogue trop chargée avait chaviré. Les longues embarcations glissaient sur le fleuve. Les filets étaient pleins mais les pêcheurs n'avaient pas le cœur à chanter. La veille les lionnes en embuscade avaient tué un des leurs. Ce soir là les familles des piroguiers attendaient sur les berges avec des torches allumées. Pour sceller leur amitié, Saliné avait percé une dent de crocodile dans laquelle il avait enfilé un lacet de cuir. Moussou la portait encore à son cou.

« Saliné !

Répéta Moussou plus fort. L'homme tourna la tête, il aperçut son ami et reconnut la récade en même temps. Il se détacha du groupe de chasseurs et vint saluer.

« Moussou ! Comme je suis content de te revoir !

« Saliné les tiens ont méprisé la récade du roi Salembé et nous gardent prisonniers.

« C’est impossible ! Je vais leur expliquer qui tu es, tu seras libre dans un instant.

Saliné se joignit au conseil qui ne voulut rien entendre de ses explications. Une dispute éclata et l’on chassa Saliné. Moussou pensait à Zénouné. Elle avait dû voir ce genre de scène pour se convaincre que les hommes avaient perdu la raison. Le cours de sa pensée fut interrompu par la brusquerie d’un gardien. Saliné avait disparu. Le conseil avait ordonné de séquestrer les voyageurs dans une case en attendant de statuer sur leur sort.

A la nuit tombée on entendit une dispute devant la case, puis Saliné était entré. Il parlait bas.

« Moussou pardonne-moi, je n'ai pas pu fléchir les hommes du conseil. Cette nuit je t'aiderai à fuir.

Moussou était déçu, être obligé de s'enfuir comme un vulgaire brigand ! Qui étaient ces gens tellement belliqueux ? Il avait tant d'autres questions à poser mais déjà Saliné partait et lui imposait silence.

Un borborygme résonna, un des gardes s'esclaffa.

« Ils nous traitent pire que des bêtes féroces, on ne nous a même pas donné à manger !

Plus tard dans la nuit, alors que le village était endormi, on entendit un bruit mat devant la case. Saliné venait d'assommer le gardien et invitait les trois hommes à sortir. Il était obligé de fuir avec eux, les autres ne pardonneraient pas sa trahison. Sans bruit ils quittèrent le village pour se fondre dans la forêt proche. Après s'être suffisamment éloignés ils firent une halte. Moussou saisit l'occasion pour interroger son ami.

« Saliné que se passe-t-il ? A trois jours de marche les habitants de Zabar menacés par la famine ne cessent de se disputer. Ici des hommes armés jusqu'aux dents, sans même savoir qui nous sommes nous traitent comme leurs pires ennemis ! Que vous est-il arrivé ? Une malédiction s'est-elle abattue sur vous pour vous rendre aussi agressifs ?

« Patience Moussou. Je vais tenter de t’expliquer. C’est une triste histoire. Il y a deux ou trois lunes un homme est venu à Zabar. Nul ne le connaissait. Il n’a pas dit d’où il venait. Nous pensions qu’il faisait simplement une halte dans notre village. Il a donc été traité comme tous les voyageurs. Il s’est assis près du feu, nous lui avons donné à manger et il a dormi dans l’une de nos cases. Mais il est resté, profitant de l’accueil que nous réservons aux gens de passage. C’était un homme malin qui savait parler. Il n’a pas tardé à semer le doute dans les esprits. Notre village uni jusqu’à présent s’est divisé en clans sous son influence. Personne ne comprenait ce qui arrivait, chacun devenait méfiant à l’égard de ses voisins, ses amis. Il a dit qu’une magicienne viendrait bientôt dans notre village pour nous nuire. Quand Zénouné est arrivée, les gens de Zabar aveuglés par les paroles de Békéné l’ont chassée. Depuis ce jour notre village est divisé en deux clans et nous avons quitté Zabar.

« Crois-tu que Zénouné savait qui était Békéné et qu’elle pouvait le démasquer ?

Demanda Moussou qui commençait à comprendre.

« Personne ne s’est jamais posé la question. Reprit Saliné. Békéné n’en a jamais rien dit. Depuis il est parti avec nous et est devenu notre chef. Nous abreuvant de ses belles paroles, il nous a recommandé de nous installer sur ce plateau boisé que nous défrichons pour les cultures. Un jour un groupe d’hommes est arrivé au nouveau village. Békéné les avait chargés d’un travail et nous les voyions peu. Quelques temps plus tard Békéné nous a tous rassemblés avant le départ de ces hommes. Par des paroles enchanteresses, il nous assurait que sa magie était plus grande que celle de Sirkadié et que nous avions bien fait de quitter Zabar. Il a aussi tenu tout un discours mystérieux pour nous convaincre au terme duquel il bouscula un amas de pierres libérant des flots. Il assurait à une assemblée passive et convaincue d’avance que sa magie donnait naissance à une rivière. Nous l’avons tous cru…

« Saliné tu ne peux retourner là bas ! Dormons pour cette nuit, nous monterons la garde à tour de rôle pour éviter d’être surpris une nouvelle fois. Nous aviserons demain…

Dès l’aube, les quatre hommes remontèrent le lit de la rivière de Zabar. Après quelques heures de marche ils se trouvèrent au pied d’un immense barrage fait de pierres, de boue et de végétaux entremêlés. Ils escaladèrent ce grand mur et constatèrent qu’il détournait le cours de la rivière.

« Ton Békéné n’est pas plus magicien que moi ! Dit Moussou à l’adresse de Saliné. Il a employé ses hommes à construire ce barrage. Pour approvisionner votre village en eau, il en privait les habitants de Zabar. J’ignore qui m’a adressé ce message, Sirkadié ou les dieux de mon enfance, mais je sais maintenant que je dois intervenir. Je m’étonne, après tout ce que tu m’as raconté qu’aucun de vous ne se soit opposé à Békéné.

« Je te l’ai dit Moussou, Békéné sait convaincre par ses paroles. En quittant Zabar, nous étions devenus vulnérables. De plus Békéné nous a beaucoup impressionnés quand il a fait surgir cette rivière d’un éboulis de pierres…

« Vous êtes des pleutres et Békéné n’est qu’un profiteur ! Si notre roi Salembé avait connaissance de tout cela… Mais éloignons-nous, les bêtes de la forêt se sont tues, quelqu’un approche.

Moussou en savait assez, rencontrer l’intrus n’apporterait que de nouveaux ennuis. Sans aucun doute Békéné faisait surveiller le barrage.

Moussou se demandait comment réconcilier les deux clans et surtout rendre la rivière à Zabar. Il avait bien une idée, mais elle était encore trop imprécise pour en faire part aux autres. Il aurait fallu être à Zabar et sur le plateau en même temps pour convaincre tous ses amis de la duperie de Békéné. C’était impossible. Par ailleurs pourrait-il se faire entendre davantage maintenant qu’il y a quelques jours ? Il fallait se décider, le temps pressait. Il envoya Saliné et l’un des gardes avec la récade à Zabar. Ils devaient convaincre les habitants de venir sur le plateau pendant que lui se chargerait de démasquer Békéné.

Moussou et Batumbo erraient depuis quatre jours dans la forêt, pendant que Saliné et l’autre garde étaient partis à Zabar. Ils dormaient à tour de rôle le jour et ils revenaient la nuit saboter le barrage resté sans surveillance depuis que Békéné s’était persuadé qu’ils avaient fui. Moussou et son ami avaient beau tourner et retourner la question, il leur était impossible d’élaborer un plan infaillible.

La saison des pluies ne faisait que commencer, au loin on voyait déjà de lourds nuages barrer l’horizon. Le cinquième jour n'y tenant plus, Moussou décida d'affronter Békéné sur son terrain. Békéné était beau parleur, il parlerait mieux que lui ! Békéné était soi-disant magicien, il casserait sa magie !

La pluie commença de tomber, l'air lourd se chargeait d'humidité. De grosses gouttes crépitaient sur les feuilles et ruisselaient sur les visages. Moussou et Batumbo se dirigeaient vers le village de Békéné. Passant devant le barrage, ils virent qu'il n'était pas gardé. Les eaux du ciel mêlées à celles de la rivière gonflaient déjà les flots, assaillant le barrage construit à la hâte et malmené par les deux hommes. Moussou poursuivit en direction du village pendant que Batumbo armé d'un solide bâton faisait levier sur les pierres pour ébranler l'édifice.

Les habitants du plateau s'étaient abrités dans les cases. Moussou se campa sur la place et apostropha Békéné.

« Békéné ! Je suis Moussou de Zabar, ami de Sirkadié. Il m'a cédé sa magie et je suis venu défier la tienne. Sors donc de ta case !

Békéné apparut sur le seuil. Moussou savait qu'il devait rester maître des mots pour désarçonner le beau parleur. Il reprit arrogant.

« Eh bien Békéné ! Ta magie craint-elle la pluie ?

Békéné ne se démonta pas aussi facilement, il se campa dans l'ouverture de la porte.

« Comment as-tu dit que tu t'appelles ? J'ai traversé le continent dans le sens du soleil et en travers, jamais je n'ai entendu prononcer ton nom ! Qui es-tu ?

« Aurais-tu des baobabs dans les oreilles Békéné ? Je suis Moussou de Zabar, Prince de Damal, fils du roi Salembé, et je suis venu te défier !

Békéné toisait Moussou sans bouger. Il le trouvait bien insolent de le provoquer de la sorte.

Les villageois attirés par les cris de Moussou avaient quitté leurs cases pour se masser sur la place malgré la pluie. Certains reconnaissaient le fils de Cinonelle et de Bakbar mort à la chasse au crocodile. Békéné cherchait ses gardes dans la foule, mais faire arrêter Moussou maintenant aurait été un aveu d’impuissance.

« Eh bien moussu ! Tu parles de magie, que sais-tu faire ?

Moussou ne se laissa pas impressionner. Békéné avait sciemment écorché son nom pour l'ébranler. Il n'est pas si fort. Pensa-t-il. Pour user de telle malice.

« Békéné, il paraît que tu fais jaillir des rivières, est-ce là ta magie ?

Békéné était sur le qui vive.

« Assurément je l'ai fait avec ma magie !

« Comment s'appelle donc ta magie Békéné, quarante bras mercenaires ?

Moussou avait donc découvert le barrage ! Békéné blêmit. Il avait convaincu les habitants du plateau que cette partie de la forêt était habitée par des esprits mauvais, leur en interdisant l'accès. De fait nul à la colonie ne connaissait l'existence du barrage. Békéné d'un signe de tête chargea Lotho d'aller inspecter l'édifice. Moussou comptait sur la force de Batumbo et sur quelques renforts de Zabar pour ébranler le mur de pierres. Il poursuivit.

« Békéné, la magie de Sirkadié est plus puissante que la tienne. Elle sait aussi faire couler des rivières, mais aujourd'hui elle va tarir la tienne.

Békéné comprit qu'il était trop tard. Pendant que Moussou le provoquait, il n'avait pas su organiser sa défense et la population commençait à douter de ses pouvoirs. Déjà une rumeur courait dans la foule qui commençait à s'agiter. On se rappelait promptement pour l'avoir connu en personne ou à travers les contes des griots, qui était Moussou. C'était autrefois l'homme désigné des dieux. Il était indéniable aujourd'hui qu'il bénéficiait encore de leur protection pour oser provoquer Békéné de la sorte.

« Békéné tu as abusé de la simplicité de ces gens pour jeter le désordre dans leurs esprits et tu les as dressés contre leurs frères. Tu as fait travailler vingt mercenaires pour assoiffer Zabar. Dans quelques heures, cette rivière que tu as prétendument fait naître d’un tas de cailloux, retournera dans son lit.

La pluie redoublait. Les efforts de Batumbo paraissaient insignifiants face à l'ampleur de la tâche. Lotho était arrivé sur le barrage. Il lança une sagaie avant de se ruer sur l'intrus. Il était robuste, mais Batumbo l'était également, ils roulèrent dans un corps à corps pendant que la pluie continuait de gonfler les eaux de la rivière. Saliné et les gens de Zabar arrivaient eux aussi sur les lieux du barrage et se précipitaient pour aider Batumbo.

Soudain un déchirement sourd et intense couvrit les cris et le bruit de la pluie. Tous les corps s'immobilisèrent, tétanisés. Le barrage cédait sous l'assaut des eaux. Dans un vacarme assourdissant une cascade d'eau, de boue et de pierres mêlées déferlait dans le lit de la rivière de Zabar. Batumbo tendit une main secourable, mais Lotho pétrifié se laissa emporter par l’énorme coulée de boue et de roches. Saliné et les gens de Zabar rescapés sur les berges abattirent un grand arbre au-dessus des eaux et rejoignirent le village du plateau. Leur inquiétude était grande, Moussou, seul, livré aux mains de Békéné était en danger.

Quand le groupe de Saliné arriva au village, il trouvèrent les lieux désertés. De la rivière qu'avait prétendument fait naître Békéné, ne subsistait plus qu'un lit de boue où les habitants du plateau avaient jeté leur chef avant de l'abandonner.

Moussou était resté longtemps sous la pluie, il avait besoin de se laver de l'affrontement avec Békéné. Transi, il s'était réfugié dans une case et se séchait aux flammes d'un maigre foyer. Il n'avait pas froid mais l'échange avec Békéné avait été tellement tendu qu'il en tremblait encore. Il pensa à Dialemba qu’il aimait tant et qu’il avait laissée pour partir si loin. Elle lui manquait.

Dialemba aimait la compagnie de son père quand Moussou était absent du palais.

« Père je crois que Moussou va rentrer maintenant. La saison des pluies est venue, Zabar ne manquera plus d'eau.

« Je suis impatient moi aussi de le revoir parmi nous, j'aimerais qu'il devienne roi...

« Père, Moussou est trop humble pour être roi, et ni vous ni moi ne savons le retenir quand il a besoin de retrouver les siens. Que deviendrait le palais sans le roi ?

« Ah si je le pouvais ! Je ferais de Zabar la nouvelle capitale du Grand Royaume...

« Non mon père, il ne faut rien changer du cours de ces choses. Laissez Moussou à ses aventures. Mon époux est prince de la brousse et des sentiers de Zabar, il ne peut être roi dans un palais. Moussou a mûri à Djabian mais c'est à Zabar qu'il a grandi. Il a besoin des deux sites quand bien même son amour pour tous le rend fidèle il le ramène à nous-mêmes...

« Ah ma fille, je suis heureux de voir comme tu l'aimes !

« Oui mon père, je l'aime ! Quand il me parle, sa voix est douce comme le vent dans mes cheveux. Dans ses mots il y a les paillettes d'argent des étoiles du ciel. Et quand il chante, son murmure coule comme la musique des balafons...

Sur le plateau, Saliné et ses amis avaient vu Békéné patauger dans la boue. Mais depuis la révolte personne n'avait revu Moussou. Un moment la panique gagna la population. Et si Békéné était vraiment magicien ? Il aurait pu faire disparaître Moussou. Saliné se ressaisit le premier.

« Békéné n'est qu'un phacochère dans sa bauge. Sa seule magie résidait dans nos esprits crédules ! Moussou est là quelque part…

Lorsqu’il entendit héler son nom, Moussou sortit de la case pour manifester sa présence. La foule en liesse lui fit une ovation. Moussou leva la main pour les apaiser.

« La honte soit sur vous gens de Zabar. Vous tous ! Car vous êtes tous de Zabar, ceux du plateau comme ceux d’en bas. Vous avez pris une comète pour une étoile. Qu’allez-vous faire maintenant ?

Un murmure monta de l’assemblée. Zabar avait donné ses meilleurs hommes à saliné pour aider Moussou. Les frères s’étaient réunis pour affronter le même danger ensemble. Békéné renversé, ils avaient tous exprimé leur joie d’être libres et réunis. La question de Moussou résonnait comme un écho.

« Qu’allez-vous faire maintenant ? … Maintenant ? … Maintenant…

« Maintenant seigneur, Békéné va être jugé et en attendant, nous allons rentrer chez nous !

C’était la voix de Saliné qui s’élevait plus haut que le murmure de la foule.

« Et chez nous, c’est à Zabar ! Reprit-il.

Personne n'avait eu le temps d'en débattre, mais c'était tellement évident, qu'ils étaient unanimes sur ce point. Ils allaient rentrer chez eux à Zabar. Ils étaient de nouveau en liesse. Ceux d'en haut et ceux d'en bas s'étaient retrouvés après s'être perdus. Ils se jetaient dans les bras les uns des autres et ce fut un mélange de cris et de larmes de joie qui inondèrent ces retrouvailles.

Les préparatifs furent rapides, personne ne tenait à emporter de souvenir de l’époque Békéné. On vit bientôt une longue caravane humaine suivre le cours bouillonnant de la rivière. Sur le chemin du retour, les frères échangeaient des nouvelles. Saliné interpella Moussou.

« Tu as l’air songeur, quelque chose te tracasse ? Regarde-les seigneur, ils ont retrouvé la fraternité !

« Saliné, les gens de Zabar se sont réconciliés et je m’en réjouis. Je pensais à Sirkadié, il était très malade quand je l’ai quitté. Je sais qu’il aurait été très heureux d’assister à ces retrouvailles. J’ai peur…

« Peur ? Tu as peur seigneur ?

« Oui. J'ai peur de perdre un très grand ami.

« Nous allons partir devant, les autres nous rejoindront...

« Non ! Zabar vient de retrouver l'unité, ne commençons pas à refaire des clans. Aucun de ces hommes et de ces femmes n'aime moins Sirkadié que moi…

Ïema garnit à nouveau le feu.

« La nuit est avancée et je vois que vous tressaillez. Avez-vous froid ?

« … S'il se lève pour vous chercher une couverture, vous ne saurez pas la suite de l'histoire. Approchez-vous donc du feu, espèce de frileux !

A Zabar on s’inquiétait du retour des hommes. Que se passait-il là haut sur le plateau ? Déjà chacun se repentait d’avoir contribué à l’exil des frères.

Quand la colonie fut en vue du village, on fit jouer les tam-tams de bienvenue. Une vague humaine se précipitait à la rencontre des frères avec des cris de joie.

Békéné pitoyable et honteux fut la cible d’injures et de moqueries. Moussou dut le faire protéger pour qu’il ne soit pas lapidé.

Tout le monde se regroupe sur la place du village. On se retrouve, on s'embrasse, on s'organise, on s'invite, on échange, on s'écoute enfin... Batumbo brandit la récade du roi Salembé, il explique à la foule que Békéné sera conduit à Djabian pour y être jugé.

Dès son arrivée à Zabar, Moussou n'avait qu'une idée en tête, s'enquérir de la santé de Sirkadié. Quand il pénétra dans la case, Nanou était seule. Tout y était ordonné, propre et net. Moussou craignait le pire, il ne put prononcer un seul mot. Nanou leva ses grands yeux tristes, et sourit timidement à Moussou.

« Ne t'inquiète plus pour Sirkadié seigneur. Tout est fini maintenant... Je m'en suis bien occupée, comme tu le voies tout est en ordre ici.

Moussou éperdu sentait son cœur s’étrangler quand Nanou poursuivit.

« Il est tout à fait rétabli. Il est allé cueillir des plantes, il va bientôt rentrer. Mais dis-moi qui fait ce vacarme là dehors ?

Moussou avait les larmes aux yeux, il redevenait heureux, il dit dans un rire.

« C'est le peuple de Zabar, Nanou !

« Ils ne sont pas encore en train de se disputer au moins ? Ils avaient cessé depuis le passage de Saliné.

« Non, ils sont en train de se ré-con-ci-lier !

Nanou était grosse. Elle qui avait du mal à se mouvoir d'habitude, se leva d'un bond.

« Pardonne-moi seigneur, mais je ne peux pas manquer cela !

Lança-t-elle en bousculant Moussou avant de sortir.

Pour Nanou, le spectacle était grandiose, ceux du plateau et ceux d'en bas se retrouvaient. Ils en étaient manifestement heureux. Leur querelle s'était évanouie, on les voyait fraterniser, s'embrasser, se réconcilier. Les enfants piaffaient à nouveau, on entendait leurs cris de joie. Nanou se sentait aussi heureuse qu'eux. Elle avait des larmes de joie.

« Oh seigneur, tu as réussi ! Tu as réussi ! C'est merveilleux !

Dit-elle en embrassant Moussou. Ils se mêlèrent à la foule. Nanou allait de l'un à l'autre, embrassant par-ci, cajolant par-là…

Sirkadié arriva au village et découvrit le spectacle fascinant de la réconciliation. II avait fait une sorte de panier avec une feuille de palme où il avait rangé des plantes et des racines, il avait l'air d'un pèlerin. Il resta un instant en retrait, immobile en appui sur son bâton, savourant le plaisir offert des retrouvailles. Nanou débordait de joie, quand elle le vit, elle l'entraîna dans la foule, il faillit en perdre sa récolte.

« Regarde Sirkadié, ils sont tous revenus !

Sirkadié salua et tous répondirent à son salut avec beaucoup de respect. Sirkadié dit d'une voix émue.

« J'attendais ce jour avec impatience, je vois avec joie qu'il est arrivé ! Nous aurons sûrement d'autres raisons de nous quereller, mais n'oublions jamais jusqu'où nous a conduits cette triste histoire... Gardons la gravée dans notre mémoire, transmettons la à nos enfants et nos petits enfants pour qu'ils ne connaissent pas ces déchirements qui nous ont tant éprouvés. Les griots sauront bien nous rappeler notre aventure, si notre mémoire venait à faiblir...

Cependant qu’il parlait, il avait aperçu Moussou dans la foule. Quand il eut fini de parler, il embrassa son ami.

« Sirkadié, es-tu vraiment rétabli ?

« Ah Moussou, mes vieux os ont la vie dure !

Ils partirent tous deux dans un éclat de rire. La pluie avait momentanément cessé. La saison des pluies ne faisait que commencer, mais ce soir une superbe embellie permettait de faire une grande fête. C'est ainsi que tous les habitants de Zabar se réunirent autour d'un grand feu. Les tam-tams jouaient toute la nuit. Sirkadié interrogea son ami.

« Quel sort réserves-tu à Békéné ?

« J'hésite. Békéné doit être jugé. J'ai pensé laisser cette entreprise aux gens de Zabar, mais j'ai dû le faire protéger pour qu'il ne soit pas lapidé...

« Conduis-le à Djabian ! Le roi Salembé trouvera une juste sentence.

Békéné était escorté à la fête, on voulait qu’il assiste à la réconciliation et qu’il voit ses efforts de trublion anéantis.

Quelques jours plus tard, c'est sous bonne escorte que Moussou arrive à Djabian. On craignait que les mercenaires tentent de libérer Békéné. En chemin on n'avait rencontré que des zèbres, des girafes au pas élancé et nonchalant, un immense troupeau de gnous courant comme un seul vers un point d'eau où il paierait un lourd tribu aux crocodiles avant de pouvoir se désaltérer. Les lionnes s'étaient tenues à l'écart de l'escorte, les hommes étaient trop nombreux et trop bien armés. A Djabian on avait reconnu la petite troupe de loin. Quand Moussou rentra au palais, le roi Salembé l'attendait. Dans la salle du grand conseil, il se fit conter la mésaventure de Zabar. Lorsqu'il fut mis au courant de tout et après un temps de réflexion, il annonça à l'assemblée.

« Sous le règne de mon grand-père, cet homme aurait été puni de mort, sans autre forme de procès ! Sous le règne de mon père, on lui aurait arraché la langue et on aurait vite oublié cet affreux ! Je veux que l’on se souvienne des crimes de Békéné ! Je décrète donc qu’il sera banni du grand royaume. Qu’on se rappelle de lui et partout qu’on lui soit hostile !

La décision du roi Salembé était juste. Même si en apparence elle était moins sévère que celle de ses aïeux, elle en serait bien plus douloureuse. Salembé était un puissant monarque.

Après la sentence, Moussou retrouva Dialemba et dans une longue étreinte la couvrit de baisers. Elle céda à la joie des retrouvailles et son rire emplit le palais tout entier. Moussou lui demanda une faveur.

« Il n’y a rien que je puisse refuser à mon époux. Dit Dialemba. Demande seigneur et tu seras exhaussé…

« S’il te plaît, chante-moi la chanson de Délina.

Son large sourire découvrait des dents d’une extrême blancheur qui contrastait avec les fines tresses de ses cheveux noirs. Elle commença de fredonner…

Les étoiles perdent maintenant de leur éclat. A l'horizon le ciel se fait moins sombre. L'aube va bientôt poindre. Ïema est un peu fatigué, il a sommeil. Il sait bien que vous aimeriez connaître la fin de cette histoire. Laissez-le aller se reposer, je vais vous la raconter…

Chaque année à Zabar, au début de la saison des pluies, on fête la réconciliation de ceux du plateau et de ceux d'en bas. C'est d'ailleurs à cette fête que vous a convié Ïema.

Békéné a eu une fin terrible. Banni du Grand Royaume il a longtemps erré seul, rejeté de la compagnie des hommes comme l'y avait condamné le roi Salembé. Lui qui avait été si beau parleur, n'avait plus personne à qui parler. Comme vous pouvez vous en douter, il a perdu la raison. Il est mort sur ses chemins d'errance.

Sur le plateau, la forêt a repris ses droits, le village et le lit de la rivière fantôme ont disparu sous la végétation.

Le roi Salembé a suivi les conseils avisés de sa fille Dialemba. C'est Abbas, l'aîné des princes qu'il a assis sur son trône. Ce dernier empreint de sagesse n’a jamais pris de décision sans consulter d'abord le roi Salembé avant d'entendre l'avis de ses frères les autres princes.

Savez-vous que Moussou et Dialemba sont retournés à Damal ? Ils ont eu sept enfants. Moussou n'a plus jamais quitté Dialemba. Elle s'est éteinte dans ses bras après de nombreuses années de bonheur partagé. Depuis Moussou a vieilli sans plus jamais entendre la chanson de Délina...

Vous ai-je dit que 1e fils de Moussou est devenu gouverneur de Damal à son tour ?

Sabéna, la plus jeune fille de Moussou veille sur les vieux jours de son père. Cependant elle ne parvient jamais à le retenir quand il a décidé de partir de temps en temps. Nul ne sait vraiment où il va. Son absence dure souvent plusieurs jours, quelques fois plus d’une lune. Personne ne lui a jamais demandé sa destination et chacun s'est bien gardé de le suivre. Cependant un jeune garçon aimerait bien l'accompagner chez ce vieillard centenaire dont il ne connaît que le nom : Sirkadié.

Vous l'aviez deviné, ce jeune homme n'est autre que notre conteur, Ïema fils de Sabéna, petit-fils de Moussou le prince des sentiers de Zabar...

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L'Oeil du ciel

L’œil du ciel (1997)

à Emile…

Thalun se tenait au bord de l’eau, immobile. Ses yeux scrutaient l’onde. Sa main droite serrait une lance levée prête à frapper. Le globeux méfiant semblait hésiter. Il nageait sur le fond en tournant et virant, se gardant bien de venir à la surface. Thalun avait pourtant finassé, son bloch ressemblait à un vrai. Il l’avait même plongé dans la saumure de bréou pour le rendre vraiment appétissant.

Son bras bandé depuis trop longtemps commençait à le faire souffrir alors qu’enfin le globeux montait vers la surface. Thalun n’aurait pas patienté en vain. Le globeux ouvrait déjà une gueule énorme pour avaler le bloch. Maintenant sa tête sortait de l’eau. Thalun sûr de lui s’apprêtait à frapper…

- Thalun… Tha-lun…

Insistait la voix d’enfant.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Que veux-tu à la fin ? J’espère que c’est d’importance pour que tu viennes gâcher ma pêche !

Thalun était colère. Il y avait longtemps qu’il essayait de prendre ce globeux. Il l’avait raté à plusieurs reprises et le poisson devenait plus méfiant avec le temps. La mère Glotan se moquerait encore de l’homme bredouille.

- C’est la mère Glotan qui m’envoie. Elle dit que le poisson peut attendre, tu dois rentrer sur-le-champ. Un messager est arrivé à Zréna.

La pêche était fichue, à quoi bon rester plus longtemps. Thalun n’avait pas exactement envie de rentrer, mais il y avait déjà beau temps qu’aucun messager n’était plus apparu à Zréna. Peut-être depuis que la paix était revenue au Pays d’Otham. Pourtant les messagers sont rarement porteurs de bonnes nouvelles. Thalun avait rassemblé ses affaires et marchait pensif dans les hautes herbes. Devant lui à quelques enjambées, le gamin sautillait autant par jeu que pour se tenir à distance d’un coup de pied rageur qui n’aurait pas manqué de le blesser dans son amour propre autant que là où il aurait porté. Ils approchaient de Zréna.

- Thalun porte-moi, je suis fatigué !

Thalun était d’un caractère bourru, mais également capable de grande tendresse avec le fils de la mère Glotan qui lui rappelait pourtant qu’il n’avait jamais eu d’enfant. Toujours à se battre ici ou là, il n’avait jamais pris le temps d’aimer vraiment et Grémiz était de celles qui en avaient le plus souffert avant de se tourner vers un autre…

- Eh petit ! Si je te porte, comment tes jambes prendront-elles leur force ? Allez saute sur mes épaules mais promets d’en vite redescendre dès que tu vois la mère Glotan sinon je vais encore me faire houspiller.

L’enfant n’avait pas attendu la fin de la phrase qu’il était déjà perché sur les épaules de son héros. Là haut plus en sécurité que partout ailleurs, il s’imaginait dans le rôle de Thalun lors de ses aventures passées.

La mère Glotan bougonnait comme à l’accoutumée, pendant que Thalun jetait ses jambes par-dessus le banc pour les envoyer sous la table.

- Si c’est pas malheureux ! Avoir combattu des Zomiaks et des Beleks et être incapable d’attraper un globeux ! … Heureusement que je n’attendais pas après pour faire le dîner…

Thalun risqua une réponse derrière un œil torve.

- A vous regarder, on se rend bien compte que vous n’avez pas eu de mal à le remplacer ce fameux globeux !

La mère Glotan fit volte face, elle lança un regard foudroyant à Thalun avant de fondre en larmes. Etait-ce sa faute si elle était ronde ? Oui ça l’était ! Il n’empêche qu’elle aurait bien aimé qu’un homme la tienne par les hanches…

Depuis que Grémiz avait disparu, Thalun n’avait plus regardé de femme et la mère Glotan, comme tout le monde l’appelait, tenait la baraque de Zréna en parfaite gouvernante. Thalun reprit sur un ton bourru.

- Allez, cessez de pleurnicher, ça n’était pas méchant. Savez vous pourquoi je n’ai pas attrapé ce fichu globeux ? J’étais sur le point de l’avoir quand Ballin… Et ce messager où est‑il ? Je l’avais complètement oublié celui là !

La mère Glotan séchant une larme avec un coin de son tablier répondit dans un sanglot.

- Il est là, sur la fenêtre ! Il ne veut parler à personne d’autre que vous… Et il pue !

Le messager était sur la rambarde de la fenêtre. On aurait dit qu’il contemplait le coucher de soleil. Ballin le posa délicatement sur la table. Thalun fixait le regard de l’oiseau télépathe pour mieux s’imprégner du contenu de son message. C’était un oiseau ordinaire, il était envoyé par le bègue qui n’arriverait que le lendemain. Il avait choisi d’avertir Thalun à l’avance de façon qu’il prenne une décision rapide avant son arrivée. Par ailleurs le messager évitait à chacun le tourment du handicap du bègue. Le contenu du message était aussi bouleversant qu’inquiétant.

Le bègue avait été accueilli dans la Cité du milieu, il y cherchait le moyen de vaincre son infirmité. Il était encore dans le campanile quand Moÿe le Mornoir Ténébreux est arrivé. Il avait préparé une essence des sens qui a réveillé les sentiments que les Ordys avaient mis des décennies à dominer, semant ainsi la pagaille dans la cité de la connaissance. Sous l’empire de cette essence, Méknès le margrave de la Cité du milieu perdait tous ses pouvoirs, notamment celui de percevoir les ondes mentales négatives. C’est ainsi que Moÿe a pu s’introduire dans la cité et s’emparer du secret du ciel. Prudent, le bègue épargné par l’essence des sens s’était mêlé aux querelles des Ordys pour ne pas attirer l’attention de Moÿe. Lorsque les vapeurs se sont enfin dissipées, le Mornoir Ténébreux était déjà loin. Un instant soupçonné de complicité par les Ordys, le bègue fut innocenté par le margrave lui-même et chargé de la difficile tâche d’informer Thalun.

Ces dernières années la paix retrouvée au pays d’Otham n’avait pas engourdi la fougue de Thalun. Il se leva d’un bond. Ainsi fallait-il recommencer ou peut-être seulement continuer. Le répit avait certainement trop duré, Thalun n’était pas fait pour rester oisif. Il laissa échapper.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Où ai-je bien pu la ranger après tout ce temps ?

Son regard tomba sur la mère Glotan. Elle avait tout saisi de la transmission du messager. Maintenant elle attendait, elle ne poserait pas de question, elle respecterait la décision de Thalun jusqu’au bout. Elle l’avait même anticipée puisqu’elle portait de façon solennelle un fourreau de cuir. Thalun l’avait taillé dans la peau d’un qwark, sa première victime. A l’intérieur du fourreau, une épée magnifique forgée par son maître d’arme. Thalun l’avait obtenue au terme d’un apprentissage soutenu.

- Ma Trancheuse…

Il y avait beaucoup d’émotion dans la voix de Thalun. La Trancheuse avait été de toutes ses quêtes, de tous ses combats, y compris et surtout celui contre les Zomiaks. Le dernier.

Thalun avait passé la nuit à réécouter le messager. La Trancheuse n’avait pas quitté ses mains, il l’avait caressée, patinée, astiquée, éprouvé le fil comme pour s’éveiller tous deux d’un long sommeil.

Au matin le bègue franchissait le seuil de la baraque. Il avait abandonné sa monture, un faltracet devant un baquet plein d’eau avant d’entrer.

- S… salut… la c… c…

- La compagnie !

Compléta la mère Glotan. Elle aimait bien le bègue mais insupportait ses hésitations verbales.

Thalun n’apprit rien de plus. Le bègue n’était venu que pour bénéficier de l’asile de la baraque de Zréna.

Thalun l’avait appelée la baraque autrefois en s’y installant et l’expression était restée. C’était une grande bâtisse en bois, mais extrêmement confortable. Elle était tout cela à la fois, ferme, auberge, salle d’audience et au besoin forteresse. Thalun était le maître des lieux, la mère Glotan celui des fourneaux et de l’intendance.

Le bègue avait besoin de protection, ses poursuivants avaient ordre d’éliminer ce témoin gênant. La mère Glotan avait apporté un copieux déjeuner. Le bègue n’était bègue que pour parler, pour se bâfrer sa langue ne trébuchait plus. Thalun n’avait pas d’appétit, son regard se perdait dans la brume matinale.

La mère Glotan hésitait, craignait-elle le pire pour que cette idée lui vienne aujourd’hui à l’esprit ? Certes Thalun n’était pas invincible, mais il était encore jeune et rude gaillard. Pourtant Moÿe avait des pouvoirs magiques qui défiaient le courage et la force… Non elle ne pouvait, elle ne devait rien lui dire aujourd’hui. Un jour comme celui ci, ses paroles auraient probablement dérouté Thalun. Elle prit la décision de se taire, d’autant qu’il y avait ce serment…

Thalun remit la Trancheuse dans son fourreau, il était inutile de s’attarder. Le bègue se croyait en sécurité à Zréna, Thalun savait bien qu’il n’en était rien. Il l’interrompit entre deux bouchées pour lui expliquer brièvement que l’abri de la baraque et le sein de la mère Glotan étaient précaires, qu’il n’en demeurait pas moins exposé à la fureur de ses poursuivants lancés par Moÿe. Il fallait quitter le marais, la mère Glotan avait déjà sellé deux faltracets.

Thalun avait horreur des adieux et des au revoir, il bougonna en lançant sa monture.

- Gardez la marmite au feu, nous ne serons pas longs…

La mère Glotan fit un signe de la main avant de les voir disparaître derrière les hautes herbes des marais. Déjà Ballin l’appelait dans la baraque, elle se pressa de rentrer.

Plus loin dans les marécages, Thalun exposait son plan au bègue. Il fallait d’abord se rendre à la Cité du Milieu découvrir ce que Moÿe avait précisément volé et dans quel but. Le bègue freina sa monture.

- P… pas question… d… de retourner… l… là bas ! S… si Moÿe…

Thalun lui coupa la parole.

- Moÿe n’est pas stupide. Il a déjà pris ce qu’il avait à y prendre. S’il a laissé un guetteur je m’en occupe !

Sa main s’était posée sur la Trancheuse pour signifier au bègue son intention et l’assurer de la présence d’une redoutable alliée.

- Maintenant il est trop tard pour faire demi-tour, les lapins gladiateurs doivent être sur nos pas.

Il était plus vraisemblable de rencontrer les terribles mercenaires plutôt que Moÿe lui-même. Le bègue lança sa monture si vivement qu’elle se cabra et le fit plonger à la renverse dans le marais.

- S… saloperie… d… de…

Thalun tendit une main secourable.

- Avant que vous ayez fini de jurer, les lapins gladiateurs seront sur nous ! Sortez de là, nous avons perdu assez de temps comme ça !

Le bègue agacé et impuissant, de dépit avait frappé l’eau, refusant l’aide de Thalun. Plus loin une ombre sombre glissait dans le marais.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Grouillez-vous bon sang, vous avez réveillé un augry brun !

Le monstre nageait doucement, convaincu de la vulnérabilité de sa proie… La poigne de Thalun arracha le bègue de la vase du marais dans un bruit de bécot gigantesque. Le bègue s’ébrouait, dépité le monstre renonçait alors que Thalun cherchait dans la sacoche derrière la selle de son faltracet. La chute du bègue et la présence de l’augry brun lui avaient donné une idée.

- Il y a trois choses essentielles quand on part en vadrouille, disait la mère Glotan, un couteau, un sac et une ficelle. Avec ça vous faites face à tout !

Thalun éprouvait la solidité de la cordelette avant de la lier à des osiers de part et d’autre du sentier.

Le soleil était au zénith Quand les lapins gladiateurs cernèrent Zréna. Dès qu’elle les avait vus, la mère Glotan était allé au devant d’eux.

- Moÿe vous a donné une pierre de vérité ?

L’un d’eux acquiesça.

- Bon alors finissons en, j’ai du travail !

Les lapins gladiateurs laissèrent leurs faltracets devant la baraque, le baquet à eau était vide. La mère Glotan savait ce qu’ils venaient chercher, elle voulait éviter la barbarie. La pierre de vérité lui épargnait la torture mais elle faisait gagner du temps aux mercenaires. Elle ne pouvait résister à la puissance du minéral et les lapins gladiateurs obtinrent les renseignements convoités pendant que Ballin dispersait leurs faltracets.

Thalun et le bègue avaient chevauché toute la journée, leurs montures étaient à bout. Alors que la lumière du jour déclinait, Thalun poussait les faltracets dans un ultime effort. Il n’était pas question de passer la nuit à l’extérieur de la Cité du Milieu.

Leurs poursuivants avaient eux aussi poussé leurs montures. Lorsque les faltracets se sont empêtrés dans le piège de Thalun, bêtes et cavaliers se sont retrouvés projetés dans le marais. La mort rôdait. Comme pour prendre sa revanche sur la proie manquée le matin même, l’augry brun d’ordinaire meurtrier se faisait ravageur. Dans un furieux assaut il mordait, taillait en pièces et malmenait de gauche à droite les corps serrés dans l’étau de ses mâchoires. Le marais bouillonnait dans une écume rouge sous les attaques du monstre. Ivre de sang il orchestrait un jeu barbare où chaque nouveau coup de dents se faisait encore plus dévastateur. Une proie tentait de lui échapper qu’il lui ôtait la moindre chance de salut. Les lapins gladiateurs avaient bien tenté de se servir de leurs armes, mais les coups portés dans la confusion de la tuerie et la panique n’avaient fait qu’exciter le monstre aquatique. Les lapins gladiateurs connaissaient la peur, la barbarie du monstre était de loin supérieure à la leur…

Enfin la fureur était retombée, il ne restait plus que des corps mutilés, déchiquetés qui flottaient épars sur le marais devenu tout rouge. Un seul lapin gladiateur avait réchappé de la boucherie. Sans monture il claudiquait sur le sentier.

Thalun eut un air de contentement. Sa ténacité allait être récompensée, la silhouette du campanile se détachait sur le ciel crépusculaire alors que la nuit masquait progressivement dans un fondu au noir les dernières traînées mauves du coucher de soleil, accrochées aux nuages.

Méknès autorisait l’ouverture des lourdes portes, il avait reconnu Thalun et le bègue, aucune onde négative ne menaçait la cité. Il attendait dans la bibliothèque, il leva la main devant lui en signe de bienvenue. Thalun lui saisit le pouce, répondant ainsi au salut, sa main gauche couvrit les deux mains droites scellées. Ce rituel signifiait qu’il venait en ami, les armes étaient aux fourreaux, il donnait ses mains désarmées en signe de paix. La seconde main de Méknès couvrit la poigne à son tour, signant le même rituel.

Le bègue n’était jamais entré dans la grande bibliothèque. Thalun savait qu’on n’y trouvait aucun livre, aucune tablette. Le bègue s’en étonnait.

-Q… qu’est ce que… c’est que… ce poulailler ?

Méknès ne prit pas ombrage de la raillerie. Thalun connaissait la grande bibliothèque pour y avoir déjà été admis. Avant chaque quête, il venait s’y informer des mœurs de ses ennemis. Cette pratique ne gênait pas les Ordys, tout dévoués à la connaissance universelle et absolue pour laquelle ils avaient dominé leurs états d’âme. De ce fait ils se trouvaient dans une impartialité sans faille. Ignorant cet état Moÿe avait choisi la voie de la violence. Méknès donna quelques éclaircissements sur les desseins du Mornoir Ténébreux.

- Depuis que le monde est monde, les dieux facétieux se sont bien amusés sur cette terre. Ils ont engendré toutes sortes de créatures, en supprimant certaines, laissant cohabiter les autres, jusqu’au jour où lassés de leurs jeux, ils sentirent l’ennui les gagner et décidèrent de partir derrière le ciel. Avant leur départ ils donnèrent un œil au ciel et lui commandèrent de surveiller leur engeance. Le ciel est un cyclope, il n’a qu’un œil pour surveiller le jour et la nuit il dort. Aussi a-t-il imaginé utiliser un miroir laissant croire aux créatures et aux dieux que même assoupi, il continue d’assumer sa charge. Moÿe a volé le chapitre du secret du ciel. Il va œuvrer pour crever l’œil du ciel et plonger le monde dans les ténèbres afin de dominer toutes les créatures. Mais vous devez être harassés et affamés ? !

Méknès entraînait ses hôtes hors de la grande bibliothèque jusqu’à une salle où une table garnie s’offrait à eux. Il poursuivit.

- Autrefois la Cité du Milieu n’existait pas. Les Ordys et les Ligoudiens vivaient en bonne intelligence dans une contrée arborée et verdoyante. Déjà ils étaient dévoués à la connaissance. A cause des guerres d’influence et pour se protéger des envahisseurs ils avaient bâti leur cité souterraine. Elle était cependant très organisée et surtout les ingénieurs avaient imaginé tout un réseau de canalisations renouvelant l’air ou bien apportant l’eau. Mais le plus surprenant était peut-être l’éclairage fourni par un élevage de lucioles géantes. Quand Babilcaar a entrepris la conquête de la Terre Jaune, il n’a jamais trouvé la cité des sciences. Fou de rage, il en a fait raser toute la végétation avant de repartir. Pas le moindre arbuste, pas le moindre petit buisson ne fut épargné. Il n’y avait alors plus rien pour arrêter les vents. La Terre Jaune était torturée par les courants d’air le jour comme la nuit pendant les cinq cycles. Plus rien ne pouvait pousser, la terre se desséchait. Les vents fous emportaient les graines au loin et la Terre Jaune devint ce qu’elle est encore aujourd’hui, un désert ! Après un long conciliabule, les Ordys entreprirent de quitter cette terre désolée. Les Ligoudiens s’opposaient à l’éparpillement de la connaissance, toutes les tablettes d’argile écrites depuis l’origine du vœu devaient rester dans la cité souterraine. Les Ordys s’organisèrent. Pendant que des prospecteurs cherchaient un nouveau site, certains traçaient les plans d’une nouvelle cité alors que d’autres encore retenaient par cœur plusieurs séries de tablettes. Les Ordys sont restés pacifiques, incapables de guerroyer, ils sont penseurs et ne peuvent se servir d’une arme ni même envisager la chose. Ils ont reconstruit une cité sur la Terre du Milieu, une cité aérienne cette fois, si imposante et si haute que de temps en temps la cime du campanile se fond dans les nuages. Une enceinte fortifiée, une porte épaisse doublée d’une herse telles qu’elles existent encore aujourd’hui, la rendent imprenable.

Le bègue s’étouffait, toussait, crachant la nourriture devant lui.

- J… je vous demande… p… pardon. L… la rendaient… imprenable.

Thalun lança un regard noir, il détestait le bègue dans ces moments indélicats où il manquait tellement de tact. Mais l’essence des sens était tout à fait dissipée et Méknès reprit inébranlable.

- Vous avez raison. Nos pères avaient conçu la cité après l’attaque de Babilcaar, c’est ainsi qu’ils ont érigé ce campanile d’où un guetteur peut déceler à des lieux à la ronde le mouvement d’une armée. J’avais moi-même songé à une entreprise guerrière de petite envergure qui aurait pu échapper au guetteur. J’ai donc entamé l’étude des ondes mentales. Il va falloir nous protéger de la sorcellerie maintenant. Vous le voyez, nous ne sommes pas au bout de notre tâche… Dans la cité de la Terre Jaune, une tablette usée ou brisée pouvait être recopiée. Mais une tablette volée était perdue pour tous. Babilcaar n’avait pas trouvé l’entrée de la cité, cela ne signifiait pas qu’elle était à l’abri des vandales et recopier des centaines de tablettes détruites en même temps aurait été une tâche impossible. De plus il y a avait un problème crucial de stockage. C’est alors que nous avons eu l’idée d’élever des messagers. Ces oiseaux sont dociles, serviables et ils ont une mémoire prodigieuse.

- M… mais… i… ils puent !

- Pas autant que vous !

Lâcha Thalun excédé. Il ajouta.

- Eux ne se baignent pas tout habillé dans le marais !

Méknès avait du mal à saisir l’allusion, il écarquillait les yeux, attentif à quelque explication.

- Je vous en prie Méknès, poursuivez. Ce n’est rien, il m’a mis les nerfs toute la journée…

- Moÿe a réussi à voler le messager qui sait le secret du ciel, mais il ne peut pas le lire. Nos oiseaux ne rendent jamais leur science qu’aux Ordys. Il existe pourtant un moyen de leur extorquer ce savoir… Mais ! Je perçois une menace pour la cité, un être hostile vient de franchir nos murs !

Méknès avait rapidement localisé les ondes mentales de l’intrus. Il actionnait des manettes et des leviers qui agissaient sur un ingénieux système de vérins et de poulies isolant l’indésirable dans un cul de sac.

Thalun avait suivi Méknès sur le bord de la fosse, laissant le bègue à sa peur. Au fond du piège, un blomok sondait les parois pour s’échapper.

- Ce ver mangeur de pierre est très rare dans la nature et même inexistant au Pays d’Otham. Il émet des ultrasons de très haute fréquence sur une très courte distance qui font éclater la pierre. Il se nourrit des gravats. Il doit avoir ouvert une brèche dans le mur d’enceinte…

- S’il est tellement rare, comment a-t-il fait pour arriver là ?

Questionna Thalun.

- Venez vous allez comprendre…

Dans une fosse voisine, un homme de petite taille, furieux d’être captif frappait le sol et les murs avec un gros maillet de bois.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Mais c’est un Maniklongain !

- Un… un quoi ?

Demanda le bègue que la curiosité avait fait dominer sa peur.

- Un Ma-ni-klon-gain !

Reprit Thalun. Ce sont des demi-nains. Ils guerroient pour une cause précise, sorte de mercenaires, ils n’ont cependant pas d’attache et peuvent même se retourner contre leur commanditaire si la raison de leur mission leur paraît contestable. Ils sont capables d’alliance avec leur ennemi pour servir leur propre cause. Ils sont particulièrement brutaux et impulsifs, mais savent se montrer aussi calculateurs. Au combat ils ont tendance à foncer dans le tas. Leur arme favorite est d’ailleurs ce maillet cerclé dont le manche est en hêtre, le fût en bois cormier… On prétend aussi qu’ils manquent d’imagination et qu’ils ne rêvent jamais.

Thalun venait de donner une leçon au bègue qui en restait coi, celui ci ne lui remettrait pas les nerfs de sitôt !

Méknès pénétra la pensée du Maniklongain, puis s’adressant à Thalun.

- Je crois que ça va beaucoup vous intéresser. Ce Maniklongain est envoyé par Moÿe, il nous espionnait en attendant vos poursuivants. Votre piège dans le marais a fait merveille, l’augry brun a décimé les lapins gladiateurs. Un seul en a réchappé, il agonise sous nos murs.

Le Maniklongain s’était arrêté de frapper, son maillet sur l’épaule il restait ahuri. La télépathie était un concept trop abstrait pour lui.

- Nom d’un maillet en carton ! Comment faites-vous ça ? …

Méknès ajouta à l’adresse de Thalun.

- Savez vous pourquoi les appelle-t-on les lapins gladiat… Mais où allez-vous ?

Thalun se précipitait, dévalait les marches quatre à quatre, bousculant au passage quelques Ordys qui n’avaient pas été assez prompts à se ranger. Il se fit ouvrir la grande porte. Le lapin gladiateur s’appuyait à la muraille, vacillant. Thalun approchait, le visage du mercenaire prit alors une expression de terreur. Il tendit un doigt fébrile en direction de Thalun.

- Derrière vous !

En même temps qu’il faisait volte face, Thalun avait extrait la Trancheuse de son fourreau. Un médrok écumait. Le sang coulant de la plaie du lapin gladiateur l’avait attiré jusqu’à la citadelle comme un jeu de piste. Le sang l’excitait. Il s’apprêtait à charger. Thalun n’avait pas le temps de jurer. Recueilli il attendait. La lame de la Trancheuse était vers le sol, les deux mains crispées sur le pommeau. Le médrok avançait, terriblement menaçant.

Méknès était sur les remparts. Jamais aucun médrok n’était venu si près de la cité. Il savait que le monde changeait, il réalisait qu’il devenait plus dangereux à mesure que Moÿe tentait de s’en emparer.

Le médrok fit encore un pas. En une fraction de seconde Thalun avait levé son épée. La lame de la Trancheuse s’abattit en un éclair, fendant la tête du monstre dans un bruit d’os brisés. Une gerbe de sang éclaboussait et la lourde masse s’effondra inerte.

Thalun avait essuyé la Trancheuse, il la rangeait maintenant au fourreau. Las, il rentrait à la citadelle. Il n’apprendrait donc plus rien puisque le lapin gladiateur venait de rendre l’âme si tenté qu’il en eut une.

- Je ne vous avais jamais vu au combat Thalun, c’est impressionnant ! Quittez cet air sombre, pendant que vous pourfendiez j’ai sondé le lapin gladiateur. Ils avaient une pierre de vérité, il n’y a pas eu de violence à la baraque de Zréna…

- Vous avez osé ? !

- Voyons Thalun, même s’il ne dit pas son nom, nous sommes liés par un serment ! Mais c’est vrai, j’ai été tenté. Je vous trouve un air éteint depuis que vous avez vaincu les Zomiaks. Si vous voulez que je vous aide à y voir plus clair…

- Merci Méknès. Merci également de votre loyauté ! Pardonnez-moi d’avoir douté…

- Q… quel bel exploit… T… Thalun ! M… mais tout ce sang… d… devant la porte…ç… ça fait désordre. !

- Ne vous inquiétez pas, les jakaris auront tout nettoyé avant la fin de la nuit ! Méknès vous nous parliez de faire parler vos oiseaux sans être Ordy…

- Oui si le messager mange des noix de kalim, il n’offrira plus aucune résistance.

- Est-ce que Moÿe en a ? …

- Non ! Il est même probable qu’il ignore comment faire parler l’oiseau, ça vous laisse un avantage. Mais vous avez besoin de repos, je vous ai fait prépare une natte. Cette nuit je vais rester dans la grande bibliothèque, je crois que ma quête du savoir m’a un peu isolé du reste du monde. Je vais chercher le moyen de vous aider…

- Méknès encore une question. Sauriez-vous pénétrer la pensée de Moÿe pour le faire fléchir ?

- Je ne peux vous livrer tous mes secrets Thalun, mais sachez que ma télépathie n’opère que dans l’enceinte de la Cité du Milieu et je pense que Moÿe doit s’être protégé par une aura. De toute façon ma charge et mon grand âge m’interdisent de divaguer sur les chemins ! … Pardon Thalun, ce n’est pas ce que je voulais dire !

- Mais vous l’avez dit ! Si nous sortons vivants de cette aventure, je reconsidérerai votre proposition d’y voir plus clair.

- Nous en reparlerons alors… Présentement je me félicite que le glaive ait tenté de faire la place à l’esprit ! Bonne nuit Thalun.

Méknès s’était affairé toute la nuit. Ainsi c’était vrai ! La menace était réelle et toute proche. Il avait fait un rêve prémonitoire, mais n’avait pas voulu y accorder d’importance. Aujourd’hui il fallait absolument aider Thalun. Il s’agissait du monde, pas seulement du pillage d’une contrée par une bande de laiderons débraillés et bardés de cuir. Moÿe voulait plonger le monde dans les ténèbres pour en dominer toutes les créatures. Au-delà de cette domination, le Mornoir Ténébreux visait l’immortalité. Anéantir l’œil du ciel, c’était anéantir le jour et ses graduations. Le temps maîtrisé supprimé permettait d’accéder à la perpétuité.

Thalun sentait le vague souvenir de son rêve lui échapper. Il avait rêvé d’une femme dont il ne pouvait retenir les traits. Maintenant sa tête était aussi embrumée que le campanile.

Méknès s’était retiré, il avait laissé un messager à l’intention de Thalun. De toutes les hypothèses qu’il proposait, la plus vraisemblable était la suivante.

Moÿe devait ignorer le pouvoir des noix de kalim, mais le plus sûr moyen qu’il ne s’en serve était de détruire la récolte. Aussi surprenant que cela puisse paraître, on manquait d’information sur les noix de kalim. Méknès proposait d’aller consulter les tablettes de la Terre Jaune. Il offrait de faire accompagner Thalun par un Ordy interprète qui pourrait traduire l’écriture ancienne et combler en même temps la lacune de la grande bibliothèque.

Avant son départ Thalun proposa trois préalables. Abandonner le bègue à la Cité du Milieu, qu’il y trouve enfin le moyen de traiter son handicap et sa niaiserie. Pouvoir emporter le blomok, il pourrait être utile. Le troisième point concernait le Maniklongain. Après une nuit passée dans la fosse il devenait neurasthénique. Thalun saurait lui proposer un marché qui le rallierait à sa cause.

Méknès avait envisagé tout cela pendant la nuit. Il avait fait servir au bègue une décoction de lypanthe la veille au soir qui le tiendrait endormi pendant plusieurs jours. Quant au blomok c’était trop exiger de Thalun qu’il ne lui échappe pas. On lui avait donc administré un poison mortel sans antidote dont l’action extrêmement brutale interviendrait dans deux jours. Pour ce qui concernait le Maniklongain, Méknès ne voulait pas s’en mêler, Thalun était suffisamment diplomate et convainquant pour lui faire savoir son intérêt à le suivre. Cependant Méknès ne pouvait pas garantir le Maniklongain. Il avait également laissé quelques indications concernant Moÿe.

Autrefois il avait été l’un des conseillers de Botasz, pourtant le margrave de la contrée des plaines et des bois l’avait contraint à l’exil ; Il devenait beaucoup trop ombrageux et les séances de conseil abrégées à cause de ses états d’âme ne réglaient plus rien. Rejeté de la cité il trouva refuge chez Ergham un très vieux et paisible sorcier qui lui apprenait quelques formules en échange de menus travaux. A la mort d’Ergham, Moÿe était encore loin de maîtriser la magie, mais outre la demeure et son contenu, il héritait du grimoire et il apprit vite à s’en servir.

Le Maniklongain n’avait jamais chevauché. Il fallut déployer beaucoup d’énergie et de patience pour vaincre ses réticences et même l’attacher sur le faltracet pour l’empêcher de choir.

L’Ordy savait le moyen d’entrer dans la cité de la Terre Jaune, les tablettes y étaient classées par thèmes. Avec l’aide des Ligoudiens il n’aurait aucune difficulté à trouver celle qu’ils cherchaient. Cette expédition serait vite réglée.

Sur place il en fut tout autrement. Harcelée par les vents, la cité avait trahi son secret, elle semblait émerger du sol. Sa masse de roches enchevêtrées révélait le travail fantastique qui avait été entrepris à l’époque de sa construction. Elle avait dû demander beaucoup d’énergie et certainement plusieurs générations de Ligoudiens avant d’être achevée. Une pente sans escalier conduisait à l’unique entrée. L’accès était condamné.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Ils ont condamné l’accès (bien sûr je viens de le dire !) Y a‑t-il une autre issue ?

La réponse négative de l’Ordy ravissait le Maniklongain qui proposait d’enfoncer portes et renforts à coups de maillet. Thalun l’en dissuadait, le maillet n’y résisterait pas. L’Ordy restait pensif.

- Ainsi c’était vrai ! Nous avons eu la visite d’un homme à la Cité du Milieu, il assurait que la cité de la Terre Jaune était condamnée, il la croyait abandonnée…

Thalun contrarié s’énervait.

- Et à votre avis où sont passés les Ligoudiens ? Vous qui savez tout, cela n’a pas pu vous échapper ! ?

- Calmez-vous Thalun, nous pouvons entrer en douceur…

- Ah oui et comment ? Ils ont laissé la clé sous le paillasson ou dans un pot de fleurs à notre intention ? Ou bien il y a un gardien et vous allez agiter une cloche pour qu’il ouvre ? Il faut trouver une autre issue !

L’Ordy ne se départait pas de son calme.

- La faire prendra moins de temps que la chercher, donnez-moi le blomok !

Les pierres devaient être de grand cru, le blomok s’en montrait particulièrement friand. En quelques instants il avait ouvert une brèche suffisamment grande pour permettre d’entrer. La cité était sombre et sentait le renfermé, un mélange de poussière et de moisi. L’Ordy avait emporté des lucioles géantes, il savait le plan de la cité et se dirigeait avec beaucoup d’aisance dans un labyrinthe de couloirs et un dédale de cellules où le mobilier couvert de poussière tombait en ruines dès qu’on le touchait. Il planait une atmosphère étrange qui inquiétait Thalun.

- Avez vous remarqué que nous n’avons pas rencontré âme qui vive ?

- Vous avez raison, peut-être q’ils ont peur et qu’ils se cachent, ou bien comme le disait notre visiteur, ils ont abandonné la cité. Qu’est ce qui aurait bien pu les pousser à le faire ?

- Trouvons cette fameuse tablette, vous deviserez plus tard !

Enfin un large escalier plongeant conduisait à la bibliothèque, c’était fascinant. La salle immense était un joyau d’architecture. Il n’y avait qu’un pilier central, la voûte était composée d’ogives en ombrelle. Le halo des lucioles géantes révélait des clés de voûte taillées sur mesure, assemblées à la perfection sans mortier. Certaines pierres étaient sculptées de motifs arboricoles.

A l’origine les Ligoudiens se comparaient aux arbres, l’acquisition de nouvelles connaissances étaient autant de ramifications. La voûte de la bibliothèque avait été bâtie dans cet esprit et copiait la voûte d’un arbre. Au sol, des dalles aux sculptures patinées par le passage des pieds nus, indiquaient les directions des différents quartiers à thèmes.

- Sac à fiel et œuf de prah !

Ce qui aurait pu être un juron d’admiration était tout autre.

- J’ai perdu le blomok.

Perdre le blomok dans la grande bibliothèque était une gaffe monumentale, les tablettes ne résisteraient pas aux ultrasons. Déjà l’Ordy se précipitait à la recherche du quartier traitant de la botanique. Thalun eut une idée. L’Ordy savait ce qu’il cherchait, s’ils le savaient tous les trois, ils gagneraient du temps. L’Ordy entreprit de leur décrire la tablette index tandis que dans un secteur voisin on entendait le blomok se mettre à table. Le secteur botanique était très vaste, ils se dispersèrent dans les rayons.

- Sac à fiel et œuf de prah !

- Vous avez retrouvé le blomok ?

-Non, mieux que ça. Venez jeter un coup d’œil là dessus !

Un Ligoudien était assis à un pupitre, un stylet à la main, il était en train de graver une tablette.

- Mais… Il est mort !

S’écria l’Ordy avec effroi et étonnement. En effet le corps était intact mais déshydraté, il avait gardé la posture.

- Oui ça fait même un sacré moment ! Pouvez vous traduire ce qu’il était en train d’écrire ?

- Oh je vais essayer, ça ne devrait pas être difficile… Je suis le dernier survivant des Ligoudiens. Notre chef Rython croyait que nous étions atteints d’une maladie inconnue, en vérité elle s’appelle l’entêtement. Lorsque Babilcaar a saccagé notre belle contrée, les Ordys ont quitté la Terre Jaune. Nous aurions dû les suivre. Notre entêtement nous a poussés à nous adapter. La Terre Jaune est devenue un désert, alors nous avons creusé des puits et capté l’eau des nappes profondes. Nous avons créé un jardin souterrain, mais sans lumière naturelle notre nourriture devenait de plus en plus pauvre et ne nous apportait presque plus rien. Notre élevage de lucioles géantes à qui nous donnions les mêmes pousses décolorées a vu son halo s’amenuiser. Nous nous sommes habitués à cette lueur évanescente avant de devenir nyctalopes. Désormais il nous était impossible de retourner à la surface, la lumière du jour nous crevait les yeux. Les Ligoudiens têtus sont morts de promesse et du repli sur eux‑mêmes. Rython croyait à notre nouvel essor et nous l’avons suivi dans la mort. Lorsque nous n’étions plus que cinq, nous avons condamné la porte de la cité souterraine. Notre affaiblissement ne nous aurait pas permis de nous opposer aux visiteurs indélicats. Je demande pardon à mes derniers compagnons d’avoir été trop faible quand ils sont morts. Je les ai abandonnés devant la porte de la cité, je crois que les jakaris ont fait leur… Il est mort avant d’avoir terminé !

- Vous devriez porter cette tablette à Méknès ! Pressons-nous de trouver l’index, le blomok s’est remis à table.

En effet le blomok croquait de plus belle et se rapprochait. Au bout d’un moment pourtant…

- Ah ça y est je l’ai trouvée !

- Faites voir, c’est bien cela, voyons… Lypanthe… Maskarine… Noix ! Noix alambre… Noix de brain… Noix de Kalim !

L’Ordy fébrile se hâtait le long du rayonnage.

- Elle n’y est pas ! …

- Voyons, calmez-vous. Dit Thalun. Etes-vous sûr d’avoir bien cherché ?

- Aucun doute, regardez cette ligne.

Il montrait l’index.

- Nous cherchons la tablette qui porte ce signe, c’est une sorte d’ordre alphanumérique gravé sur la tranche.

Entraînant Thalun jusqu’au rayonnage.

- Voici celle d’avant… la suivante… mais entre les deux, rien !

- Nom d’un maillet en carton ! On n’est quand même pas venu ici pour rien !

S’exclama le Maniklongain. De rage il assena un magistral coup de maillet dans le rayonnage. Thalun eut une idée.

- Oui c’est bien cela ! Retournons au pupitre du Ligoudien !

Effectivement sur le pupitre, une pile de tablettes fendues, abîmées ou brisées attendait d’être recopiées. L’Ordy décodait les tranches.

- C’est la nôtre !

S’exclama-t-il en brandissant la tablette. Thalun était abasourdi.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Vous rendez-vous compte, si le Ligoudien avait recopié les tablettes nous n’aurions jamais rien su de leur fin. Qu’est-ce qui a bien pu guider son choix ?

Thalun repensait à une question de Méknès à laquelle il n’avait jamais pu répondre. A quoi servent tous ces moments de notre histoire où l’on s’agite ? Le Ligoudien s’était débattu, il avait lutté, la mort l’avait finalement emporté, mais au-delà de sa fin il répondait à Méknès. Thalun insistait maintenant.

- Je vous en prie, portez cette tablette à Méknès ! Il comprendra. Et retournons dehors, j’ai du mal à supporter cet endroit.

- L’Ordy rangeait les tablettes dans une sacoche en cuir. Au moment où ils approchaient de la sortie, ils entendirent des voix au dehors. Thalun les entraîna dans une cellule.

- Nom d’un maillet en carton ! Des lapins gladiateurs !

Le Maniklongain jubilait, il proposait un affrontement à l’extérieur. Thalun l’en dissuada, les autres avaient peut-être l’avantage du nombre et sortir signifiait s’exposer le temps de s’accoutumer à la lumière du jour. L’Ordy fit judicieusement remarquer.

- Cette fois ci nous allons devoir trouver une autre issue !

- Et abandonner les faltracets ! Si nous arrivons à sortir de ce piège, il faudra marcher en plein désert !

Cette perspective n’enchantait pas le Maniklongain qui avait les plus petites jambes.

Ils étaient retournés à la bibliothèque, l’Ordy espérait y trouver un plan de la cité ou tout au moins quelques indices parmi les tablettes. Le blomok avait changé de site, il était sorti de la grande bibliothèque (c’est connu le blomok est inculte !) Pour goûter les pierres d’un pilier de la grande salle voisine. Les lapins gladiateurs venaient de pénétrer dans la cité souterraine, ils avançaient en explorant chaque cellule avant d’aller plus avant. L’Ordy cherchait mais ne trouvait rien qui puisse aider. Soudain le Maniklongain donna l’alerte, les lapins gladiateurs avaient repéré le halo des lucioles géantes et se dirigeaient vers la bibliothèque. Le blomok continuait de ronger quelque part. L’Ordy cherchait. Le Maniklongain piaffait. Thalun gardait son sang froid. Il avait compté six silhouettes. Ils allaient devoir se battre. Leur avantage était mince, il tenait en une vague connaissance des lieux. L’Ordy poursuivait ses recherches. Le Maniklongain et son maillet s’impatientaient. Thalun avait sorti la Trancheuse de son fourreau. Le blomok s’était arrêté de ronger depuis un instant…

Tout à coup une longue fissure déchira le plafond tandis qu’un énorme craquement résonnait jusque dans la bibliothèque. Tout le monde s’immobilisa, figé par cet événement soudain. Le blomok avait rongé le bas d’un pilier mettant à mal l’architecture de cette partie de la cité. Puis très vite un grand pan de plafond s’effondra dans un vacarme assourdissant levant un énorme nuage de poussière. Un immense tas de gravats isolait les lapins gladiateurs, reculant le moment de l’affrontement. En s’écroulant le plafond laissait filtrer un faible rayon de lumière du jour. L’Ordy avait repris ses vaines recherches dans les rayonnages et aussi surprenant que cela puisse paraître, aucune tablette ne faisait état de la cité souterraine quand tout à coup…

- Regardez, là !

Le nuage de poussière se dissipait, le Maniklongain pointait de son maillet un pan de mur de la bibliothèque éclairé par le filet de lumière. L’Ordy restait immobile, admiratif. Le plan de la cité souterraine apparaissait à leurs yeux sur ce mur avec une étonnante multitude de détails d’une qualité surprenante. Ce n’était pas un plan rapporté et collé au mur, non il était taillé dans la masse des pierres du mur qui comme les voûtes étaient ajustées à merveille et sans mortier. Comme le reste de la cité, le plan semblait avoir été conçu pour durer jusqu’à l’éternité. Il était immense et pourtant très précis. La cité souterraine avait la forme d’une feuille dont le pédoncule figurait le chemin d’accès menant à l’entrée. De l’extrémité des pointes partaient des couloirs longeant des cellules. Thalun lui aussi admirait la qualité de l’ouvrage. Ils trouvèrent l’emplacement de la bibliothèque, une cheminée était signalée à proximité. Ils s’y précipitèrent.

- Pourvu qu’elle soit assez large.

Pensait Thalun en en dégageant l’accès.

La cheminée avait été conçue pour être régulièrement visitée. De petites entailles dans la paroi permettaient de l’escalader. Thalun s’y engouffra le premier. En haut il y avait un boyau horizontal dont l’extrémité était condamnée par une solide grille en fer. Il tenta de la desceller. Le Maniklongain l’avait rejoint et prenait le relais en donnant de furieux coups de maillet sur les ferrures. L’Ordy donnait l’alerte, en bas les lapins gladiateurs s’étaient frayé un passage dans les éboulis. Le bruit des coups les avait attirés et ils entreprenaient maintenant l’ascension de la cheminée. Ils étaient à mi-hauteur quand la grille céda. Elle était vraiment très lourde, pourtant Thalun et le Maniklongain réussirent à la tirer dans le boyau et obstruer le haut de la cheminée. Un bloc de roche calé sur la grille condamnait définitivement le passage. Une fois dehors les trois hommes coururent à perdre haleine vers l’entrée de la cité. Ils avaient une chance de battre de vitesse les lapins gladiateurs qui eux devaient redescendre la cheminée, traverser les éboulis et le dédale de cellules dans le noir. Les faltracets attendaient devant l’entrée de la cité, les mercenaires les avaient laissés sans surveillance. Le Maniklongain était sur le point de disperser les montures des lapins gladiateurs quand il se ravisa. Avec six animaux supplémentaires, ils pourraient relayer les leurs et forcer l’allure.

Ils allaient contre le vent, les faltracets peinaient à avancer mais leurs empreintes dans le sable s’effaçaient très vite. Maintenant ils étaient sûrs d’échapper à leurs poursuivants.

C’était la fin de la journée, il fallait trouver un gîte pour la nuit. A présent le désert changeait, des touffes de végétation rase défiaient ça et là le vent et la sécheresse. Ils approchaient des frontières du désert, quelque part à la limite de la Terre Jaune, de la Contrée Verte avec ses plaines et ses bois et à proximité de la Terre du Milieu dont on distinguait très loin le campanile. De l’autre côté une bande plus sombre marquait la présence de la forêt au-delà de la plaine.

Il y avait à proximité une barre rocheuse où des arbustes tortueux se cramponnaient aux fissures de la roche, ils s’y abriteraient pour la nuit. Une rapide inspection des blocs permit d’écarter tout danger. Un creux dans la roche formait une grotte peu profonde où ils décidèrent de bivouaquer. L’Ordy entreprit de traduire la tablette d’argile.

- La noix de kalim tient son nom de la terre de Kalim où elle pousse, on ne la trouve nulle part ailleurs. Elle est plus petite que la noix alambre. Attention elle est toxique, elle affaiblit l’esprit et provoque les mêmes désagréments que la miaspurge qui peuvent durer jusqu’à trois jours mais ne sont pas mortels. La maturité des fruits intervient au cours du troisième cycle…

- Sac à fiel et œuf de prah ! Le troisième cycle… c’est maintenant !

- Ne m’interrompez pas tout le temps, je commence à ne plus y voir grand chose… A maturité la noix de kalim qui ne germe pas dans les quarante huit heures se décompose dans une puanteur pestilentielle. Les guérisseurs ont un moment pensé à en faire un usage médical mais le pourrissement précoce interdit tout travail de recherche. C’est un fruit inutile autant que rare.

Le Maniklongain se leva.

- Je vais essayer de nous trouver quelque chose à manger avant qu’il ne fasse tout à fait nuit.

- Dites-moi Thalun, savez vous où se trouve la Terre de Kalim ?

- Il y a bien longtemps qu’elle ne s’appelle plus comme ça ! C’était une enclave rattachée à la Terre des Hommes Nus, mais je ne sais pas précisément où elle se situe.

- J’ai entendu parler de ce peuple singulier, convaincu que les dieux ont créé l’homme à leur image et le trouvant suffisamment beau n’ont pas jugé nécessaire de le couvrir de plumes ou d’écailles comme d’autres espèces…

- C’est cela, je me souviens aussi qu’ils prétendent vivre en harmonie avec la nature qui les entoure. Les Hommes Nus croient que leurs défunts renaissent dans les éléments naturels, ce qui les amène à faire des prières aux arbres avant de manger leurs fruits par exemple.

Le Maniklongain rapportait des baies et des courges sauvages. Les baies étaient généreuses et sucrées, les courges gorgées d’eau, bienvenues après la traversée du désert. Il fallait songer à se reposer, Thalun proposa de prendre le premier quart. Les lapins gladiateurs ne sortiraient pas du désert avant le matin, mais il valait mieux ne pas se laisser surprendre.

Le Maniklongain dormait, son maillet lui tenait lieu d’oreiller et sa main restait rivée au manche. Thalun n’avait pas sommeil, Moÿe l’inquiétait, il fallait le stopper avant qu’il n’exécute ses projets. Il pensait aussi à Grémiz, comment n’avait-elle pas compris que la guerre contre les Zomiaks était une cause juste ? Ils s’aimaient, comment avait-elle pu le quitter ?

Thalun réveilla le Maniklongain et s’assoupit à son tour. La chaleur rayonnant des rochers le berçait. La trancheuse était au fourreau, contre lui, prête à servir à la moindre alerte.

L’Ordy avait fait le dernier quart, la nuit avait passé sans incident. Quand il réveilla Thalun et le Maniklongain le soleil se levait à peine. Le demi-nain s’étira et bâilla avec fracas.

- Thalun je propose que nous nous séparions ici, je peux rejoindre la citadelle seul. J’y serai en quelques heures, je crois qu’il n’y a plus de danger maintenant.

- Détrompez-vous ! Depuis qu’ils sont dévoués à la cause de Moÿe, les lapins gladiateurs sont partout. Soyez prudent ! Nous allons à la Terre des Hommes Nus, il faut détruire ces noix avant que Moÿe ne s’en empare.

Ils se mirent en route, l’Ordy ne garda qu’un faltracet. Thalun prit la direction de la contrée des plaines et des bois qu’il fallait traverser avant d’arriver à son but.

Après deux jours à chevaucher, le Maniklongain tenait mieux en selle, il râlait bien encore un peu mais au moins il ne tombait plus. La plaine était pratiquement déserte, seules quelques fermes ici ou là, ramassées pour mieux résister, rompaient la monotonie du paysage. Thalun fit halte dans l’une d’elles. Pendant la guerre contre les Zomiaks il avait été secouru par des vieux qui n’attendaient plus rien de la vie mais continuaient de la croquer à belles dents. L’accueil réservé à Thalun fut des plus chaleureux.

A la fin du repas auquel ils avaient été conviés, le vieux alluma une sorte de pipe et dans un nuage de fumée il demanda.

- Depuis quelques temps on voit de drôles de gars passer par ici. Serait-on en guerre ?

- Pas encore. Comment sont les drôles de gars que vous avez vus ?

- Remarquez ils ne nous disent rien, mais j’ai comme l’impression qu’ils préparent quelque chose… Ils ont des faltracets comme les vôtres et ils portent des armures en cuir. Comme ça ils ont l’air d’humains, mais quand ils enlèvent leurs casques on voit bien qu’ils ne sont pas comme nous ! Ils ont des oreilles…

Le vieux accompagnait son propos du geste.

- Des lapins gladiateurs !

Souffla le Maniklongain qui avait gardé son maillet à portée de main.

Le vieux assura qu’ils n’entraient jamais dans les fermes ; mais on les croisait de plus en plus nombreuX et souvent. Thalun expliqua les ambitions de Moÿe, le vieux eut une réaction inattendue.

- Bon sang de bonsoir, on n’aura donc jamais la paix !

L’Ordy arrivait à proximité de la citadelle, les arbres formaient une tonnelle au-dessus du chemin. Il avait plu pendant la nuit et maintenant le soleil tentait de percer le feuillage chargé de rosée. Les pas du faltracet faisaient un bruit mat sur le sol encore humide. Tout à coup des lapins gladiateurs se mirent en travers du passage, empêchant l’Ordy d’avancer ou de reculer. Il se sentait perdu et croyait sa dernière heure arrivée. Combien il regrettait avoir décliné l’offre de Thalun de l’escorter jusqu’à la citadelle. La Trancheuse aurait fait le ménage chez les reîtres. A son grand étonnement il vit les lapins gladiateurs ranger leurs armes et l’un d’eux s’approcher très près. L’Ordy tenta de se cacher la face mais c’était trop tard, la pierre hantait son esprit.

- Comment fait-on parler les messagers ?

Il était impossible de s’oppose r à la pierre de vérité.

- Les messagers ne parlent qu’aux Ordys… ils parlent aussi quand on leur donne à manger des noix de kalim…

Les lapins gladiateurs disparurent aussi vite qu’ils étaient venus. L’Ordy reprenait conscience et peur en même temps. Il poussa le faltracet jusqu’à la citadelle.

Méknès attendait dans la grande bibliothèque, l’Ordy lui confia les tablettes d’argile et fit le récit du voyage dans la cité de la Terre Jaune sans oublier l’attaque des lapins gladiateurs à quelques pas de la citadelle.

- Malheur noir ! Tout est perdu. Ont-ils demandé où trouver les noix de kalim ?

- Non, ils ne semblaient pas très malins et ne paraissaient pas en connaître l’existence.

- Malheureusement Moÿe saura bien le découvrir par son grimoire… Pourvu que Thalun réussisse !

La masure des vieux était trop petite pour y tenir à quatre ; Thalun et le Maniklongain avaient passé la nuit dans le foin sous le toit de la grange. Thalun rêvait ; dans ses songes l’image de Grémiz devenait de plus en plus précise. Au matin il fut réveillé par des cris de dispute. Un lapin gladiateur prenait le vieux à partie à cause des faltracets qu’il avait vus dans la grange. Thalun sortit par l’arrière et contourna le bâtiment, le lapin gladiateur était seul, la Trancheuse le fit taire. Ils jetèrent le corps dans une fosse couverte, l’odeur du purin masquerait celle du cadavre.

Il fallait partir les lapins gladiateurs ne tarderaient pas à chercher leur acolyte et finiraient par trouver les faltracets.

Après quelques heures de chevauchée Thalun demanda.

- Sais-tu nager Maniklongain ?

- Pourquoi cette question ? Tu sais bien que rien ne nous fait peur… autant que l’eau !

- Parce que nous atteignons les rives de la Mangradove, la rivière qui traverse le pays d’Otham. Elle est toute en méandres, mais à certains endroits le courant est si fort que les faltracets n’auront pas la force de nous faire traverser. Gardons en deux, nous disperserons les autres.

Au bord de la rivière ils rencontrèrent Pétouche le bûcheron. Thalun le connaissait bien, ensemble ils avaient combattu les Zomiaks. Ils échangèrent le même salut qu’avec Méknès dans la citadelle. Le Maniklongain fut salué de même.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Pétouche mon ami tu tombes à point, au nom de notre amitié veux -tu me rendre un service ?

- Nom d’une hache en bois vert ! Thalun mon ami au nom de notre amitié tu vas d’abord partager mon repas en même temps tu m’expliqueras ce que tu attends de moi.

Ils s’assirent sur des rondins fraîchement coupés et mangèrent. Thalun raconta l’entreprise de Moÿe, il souhaitait que Pétouche lui confectionne un radeau suffisamment grand et stable pour eux et les faltracets. Pétouche avait déjà abattu quelques troncs, une corde savamment nouée en fit un radeau spacieux et stable. De longues perches permettaient de le guider. Thalun n’avait pas chassé les faltracets, il les laissa à Pétouche, débarrassés de leur harnachement ils seraient méconnaissables aux yeux des mercenaires.

Thalun ne s’était pas seulement contenté de traverser la rivière, il laissait maintenant glisser l’esquif dans le courant. Le voyage sur l’eau permettait aux faltracets de se reposer même si le Maniklongain restait tétanisé par la peur de tomber à l’eau.

Après quelques heurs de navigation au cours desquelles le demi-nain était passé par toutes les couleurs de la peur, Thalun dirigea le radeau vers la rive. A cet endroit la Mangradove devenait plus large, le courant se faisait moins fort, rendant la manœuvre plus facile. Le Maniklongain se précipita sur la plage de galets et poussa un soupir de soulagement avant d’embrasser le sol comme un admirateur.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Cesse de te donner en spectacle et vient m’aider à amarrer le radeau.

- Pourquoi dis-tu que je me donne en spectacle ? J’exprime ma joie de retrouver la terre ferme, c’est tout !

- Oui mais tu te donnes en spectacle, d’ailleurs je crois qu’ils attendent la suite de la représentation…

Leur arrivée avait éveillé la curiosité naturelle des Hommes Nus, le Maniklongain était pour le moins surpris.

- Nom d’un maillet en carton ! Tu as vu ça ? Ils sont complètement nus, pas un caleçon, ni même une chemise…

Thalun n’eut pas le temps de lui expliquer, ils arrivaient au village.

- Bienvenue à vous ! Je suis Babassymba le chef de ce village.

- Salut à toi Babassymba. Un grand malheur va s’abattre sur tout le Pays d’Otham si tu ne nous apportes pas ton aide.

Thalun expliqua une nouvelle fois les projets de Moÿe et demanda à Babassymba et ses hommes de les aider à récolter les noix de kalim.

- C’est impossible ! Ecoute, ici il ne fait jamais froid, il pleut juste assez ce dont nous avons besoin et il n’y a jamais d’ouragan ou de catastrophe parce que nous vivons en paix avec la nature. Tous ces arbres que vous voyez autour de nous sont nos ancêtres. Ils nous offrent généreusement leurs fruits parce qu’ils nous aiment. Mais la noix de kalim est le fruit des démons qui veulent nous torturer. Elle pousse dans un endroit maudit. Nous ne la cueillons jamais parce qu’elle rend malade pire que la mort.

Le Maniklongain risqua une question.

- Pourquoi n’abattez-vous pas ces arbres si leurs fruits sont si mauvais ?

- Parce que nous savons que les démons sont là ! Si nous abattons ces arbres, les démons iront peupler d’autres arbres à fruits et nous seront malades avant de comprendre.

Thalun glissa au Maniklongain.

- En plus ce sont des fainéants, ils préfèrent dire n’en mange pas ça donne la mort plutôt que se casser le tronc à couper des arbres inutiles et dont le bois n’est même pas bon à faire du feu.

Les noix de kalim étaient mûres, il suffisait de les cueillir et les empêcher de germer pendant deux jours… Babassymba s’y opposa fermement, interdisant à Thalun et au Maniklongain de s’en approcher. Cependant il acceptait un compromis, les enfants d’âme pure pouvaient faire la récolte et en user selon leur désir.

Thalun entraîna le Maniklongain jusqu’au radeau.

- Nom d’un maillet en carton ! Où m’emmènes-tu encore ?

- A l’île aux enfants plus bas sur le fleuve. Il faut absolument détruire cette récolte avant que Moÿe ne s’en empare !

La colère de Moÿe était sans égale. Les lapins gladiateurs étaient incapables de dire où se procurer la noix de kalim. Il avait eu finalement recours au grimoire qui le lui avait révélé. Il dépêcha deux lapins gladiateurs parmi les plus robustes, avec mission de rapporter le précieux fruit. Il avait tout essayé y compris la pierre de vérité pour faire parler le messager, en vain. L’oiseau restait muet.

Thalun forçait le courant, braquant le radeau, le dirigeant sur la pointe de l’île aux enfants. L’endroit d’abord désert fut tout à coup envahi par une ribambelle de gamins piaillant et courant en tous sens à leur rencontre dès qu’ils mirent pied à terre. La vague enfantine bien que pacifique les empêchait d’aller plus loin. Un enfant sans âge se détacha du groupe.

- Vous êtes sur l’île aux enfants, elle est interdite aux adultes, vous ne pouvez rester ici plus longtemps.

Déjà la vague d’enfants se resserrait autour d’eux.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Attends, nous venons de la Terre des hommes Nus, Babassymba nous a assurés que vous pourriez nous aider…

Au fur et à mesure que Thalun parlait, il avait dû reculer devant la foule pressante. Le Maniklongain reconduit lui aussi l’avait rejoint sur le radeau, les enfants avançaient jusqu’à l’eau.

- Quelle sorte d’aide espérais-tu ?

Questionna l’enfant sans âge. Thalun expliqua la nécessité de détruire les noix de kalim.

- Ce sont des histoires d’adultes et puis les enfants ne quittent jamais leur île !

Puis semblant se raviser.

- Les noix de kalim seront détruites, mais un service en vaut un autre… Voici Bekh, elle n’est plus une enfant depuis hier, elle doit rejoindre les siens dans la Contrée des Glaces. Je te sais homme d’honneur Thalun, la guerre t’a taillé une réputation !

- Sac à fiel et œuf de prah ! Ce n’est pas ma réputation qui viendra à bout de la folie de Moÿe ! Mais c’est entendu, je conduirai Bekh.

La jeune fille à bord, le radeau quitta la rive comme poussé par une force invisible. L’enfant sans âge cria encore quelque chose pendant qu’ils s’éloignaient mais le bruit des flots couvrit ses mots, Thalun n’entendit rien. Le Maniklongain en avait assez, le tumulte de la Mangradove le rendait malade, il n’avait plus envie que d’une chose. Se reposer. Moÿe l’avait entraîné dans cette aventure, Thalun lui avait montré la voie de la raison, mais las, maintenant il avait besoin de repos avant de continuer. De plus il avait faim. Thalun céda à sa requête, lui aussi était affamé et fatigué. En aval de l’île aux enfants, il y en avait une autre qui semblait inhabitée. Thalun accosta. Le Maniklongain soufflait, il se réjouissait, il allait enfin manger et se reposer. Il partait en quête de nourriture. Thalun finissait d’amarrer le radeau. Bekh ne disait rien, elle avait l’air intimidé, peut-être avait-elle faim elle aussi ?

Thalun la regardait, elle lui rappelait Ballin. Quelle pitrerie le gamin était-il en train d’inventer pour faire enrager la mère Glotan ?

Dans l’herbe, il y avait des petites boules de poils avec des petits yeux vifs et de larges oreilles rondes. C’était des blumeths. Il y avait des blumeths partout. La prairie en était couverte. Ils étaient dociles et se laissaient approcher. Bekh hurla.

- Mais qu’est ce que vous attendez ? Tuez-les ! Tuez-les tous !

Le ton était surprenant, inattendu, presque enragé. Thalun attiré par les cris freina l’ardeur naissante du Maniklongain.

- Range les armes, ce sont des blumeths, le sang les rend fous furieux.

Bekh s’était approchée et essayait d’en attraper un. Il émit soudain un cri perçant proche du sifflement. Thalun comprit enfin. Elle n’était plus une enfant depuis la veille, c’était le temps des petites étreintes !

- Sac à fiel et œuf de prah ! Vite au radeau !

Le Maniklongain avait compris au ton qu’il y avait péril. Il ravala sa faim, son besoin de repos, sa peur de l’eau et fonça sur l’esquif. Thalun empoigna Bekh et la jeta sur son épaule comme un vulgaire sac de farine. Déjà le blumeth tournait à toute vitesse comme une toupie, heurtant ses congénères au passage, puis courait dans tous les sens. Le désordre gagna alors tous les autres blumeths de la même façon. Bekh courroucée se débattait, agitant bras et jambes, criant et frappant autant l’air que Thalun. Le Maniklongain avait dominé sa peur de l’eau, un danger bien plus grand menaçait. Quand Thalun l’eut rejoint, il engageait le radeau dans le courant. Leur hâte à quitter les lieux n’avait d’égale que la fureur qui tourmentait alors le pré. Les cris stridents des blumeths envahissaient l’air, il fallait faire vite, bientôt ils paralyseraient. Les petites dents effilées comme des rasoirs tailladeraient en tous sens et les blumeths s’éteindraient dans un bain de violence et de sang. De leurs œufs pondus avant le massacre collectif, naîtraient d’autres blumeths qui se nourriraient de l’herbe du pré tant que l’odeur du sang ne viendrait pas éveiller en eux une nouvelle folie meurtrière.

Les deux lapins gladiateurs envoyés par Moÿe arrivaient sur la Terre des Hommes Nus. Babassymba leur réserva le même accueil qu’à Thalun. Les reîtres exigeaient des noix de kalim, Babassymba tenta de leur expliquer que c’était impossible, mais la lame d’un couteau posée en travers de la gorge le fit taire.

- Dis-nous où sont les noix que nous cherchons si tu ne veux pas que je te tranche la gorge !

Babassymba était livide, démon pour démon, il tenait lui-même à la vie.

- Sur l’île aux blumeths ! … Après l’île aux enfants… en descendant la rivière…

Le lapin gladiateur rangea sa lame tandis que Babassymba croulait.

- Très bien, la nuit va tomber, nous irons demain matin, pour ce soir nous dormirons au village.

Thalun et le Maniklongain épuisés s’étaient endormis sur le radeau, la fillette calée entre les deux faltracets s’était assoupie elle aussi. Le radeau, sans plus personne pour le diriger avait filé sur la Mangradove et avait fini par s’échouer sur la rive, dans un méandre. L’échouage avait été brutal, l’équipage était sonné, seuls les faltracets qui voyageaient à genou, avaient supporté la secousse. La nuit était tombée, il était impossible de repérer où ils s’étaient échoués. Le Maniklongain avait raison, ils étaient fourbus, poursuivre sans se reposer était folie. Ils tirèrent les faltracets à terre, la rive formait un cirque, ils y seraient à l’abri. La nuit les enveloppait et veillait sur leur sommeil.

Au matin les lapins gladiateurs jetèrent un tronc à l’eau et se laissèrent glisser dans le courant. Quelques heures plus tard ils passèrent devant l’île aux enfants. La plage était déserte.

- Je crois que j’ai vu un gosse se cacher derrière les arbres !

- C’est possible, ce doit être l’île aux enfants, nous devons aller sur l’autre île.

Le tronc tanguait dans les remous du courant, il devenait plus difficile à guider. C’est avec peine qu’ils abordèrent l’île aux blumeths. Dans l’herbe il y avait des œufs, seulement des œufs, pendant la nuit les jakaris avaient fait leur œuvre… Les lapins gladiateurs trouvèrent rapidement ce qu’ils cherchaient.

- Comment être sûr que ce sont bien des noix de kalim ?

- C’est une très bonne question ça ! Tu vas y goûter, si tu perds la raison, si tu as de terribles douleurs dans le ventre, ce sont bien des noix de kalim.

- Pourquoi devrais-je en manger ? Pourquoi moi ?

- Parce que nous sommes seulement deux, je suis plus fort que toi et je vais t’y obliger !

L’autre s’exécuta, il décortiquait la pulpe verte, cassa la coque entre ses mains et mangea l’amande. Il ironisait.

- Tu devrais y goûter toi aussi ! Ça n’est pas mauvais du tout ! …

Pour tuer le temps, ils firent le tour de l’île, ils n’y trouvèrent pas d’autre arbre à fruits. Le test avait donc été inutile, mais il était trop tard pour s’en rendre compte. Déjà le lapin gladiateur présentait les premiers signes. Il geignait, une sensation de feu intérieur l’avait envahi et faisait place à une effroyable douleur. En même temps il avait l’impression de perdre le fil de sa pensée, de chercher à fixer ses idées. Il eut même très peur d’oublier qui il était, peur de mourir aussi. Il se tordait de douleur, se roulait par terre, plié en deux, les bras croisés sur le ventre. Il avait l’impression qu’un animal prisonnier dans son ventre cherchait à en sortir.

- Tu vois ce sont bien des noix de kalim…

Conclut l’autre lapin gladiateur en fourrant quelques fruits dans un sac qu’il scella. Puis il hissa son compagnon sur le tronc et y grimpa à son tout. Il était impossible de remonter le courant, il se contenta de traverser la Mangradove et tira le malade sur la rive.

- Moÿe aurait pu nous donner un antidote, après avoir ramé seul, je vais devoir te porter !

Il le prit en travers de ses épaules et le porta jusqu’au village des Hommes Nus. C’était la fin de la journée, le village était pourtant désert.

- Où êtes-vous bande de pleutres ?

Les Hommes Nus s’étaient réfugiés dans la cime des arbres. Entre les cabanes de bambou un feu agonisait dans un cercle de galets. Le lapin gladiateur raviva les flammes auxquelles il alluma une torche.

- Montrez-vous ou je mets le feu au village !

Babassymba se laissa glisser le long d’une liane jusqu’au sol.

- Que voulez-vous encore ? Avant votre arrivée nous vivions en paix, qui vous permet de troubler notre quiétude ?

- Je veux un antidote, il est malade, il a mangé des noix de kalim. Remettez-le d’aplomb sinon…

- Je vous avais mis en garde. Vous avez défié les démons, ils vous ont punis ! Nous ne connaissons aucun antidote, nous évitons seulement de manger ces noix.

Le lapin gladiateur croyait à une bravade, il mit sa menace à exécution. Les cabanes de bambou s’embrasèrent.

- Je vous en prie ! C’est inutile, nous ne connaissons rien qui puisse le soulager. Je peux seulement vous assurer que dans trois jours tout sera fini…

Le lapin gladiateur n’entendait plus. Il avait lâché sa torche, déjà il se préparait à partir. Il enrageait, le malade ne tenait pas en selle, il le jeta en travers du faltracet et reprit la direction de la ténébreuse demeure de Moÿe.

- Quelle idée il a eu d’avaler cette… cochonnerie !

L’autre ne disait rien, son ventre le torturait.

Grémiz était revenue, elle souriait à Thalun, elle courait vers lui pour l’embrasser, les bras tendus en avant. Elle avait une couronne de fleurs dans les cheveux, sa longue robe s’accrochait aux herbes folles, elle était merveilleusement belle. Thalun sortait de la baraque de Zréna en courant, il se précipitait à sa rencontre quand sa tête heurta violemment la poutre…

- Thalun… Thalun, réveille-toi !

- Hum ! … Grémiz ? …

Thalun ouvrit les yeux, il vit le Maniklongain arc-bouté au-dessus de lui. Il sursauta.

- Excuse-moi Thalun mais le soleil est déjà haut, nous avons dormi longtemps et… mais… tu vas bien ?

- Bah… ce n’était qu’un rêve !

Depuis son retour de la guerre contre les Zomiaks, il n’avait jamais oublié Grémiz. D’abord il l’avait attendue, puis son espoir s’était délavé avec les années, pourtant il lui arrivait quelques fois de rêver d’elle et depuis le début de cette histoire elle prenait de plus en plus de place dans son esprit.

- Thalun tu devrais manger un peu, la petite a cueilli des fruits…

Thalun mangeait sans appétit, il se cramponnait à son rêve et comme un écho il entendait la voix de Méknès… vous aider à y voir plus clair… Il était abattu moralement, c’est le Maniklongain qui le tira de cet état.

- Allons Thalun nous devons partir maintenant, il faut conduire Bekh chez les siens et empêcher Moÿe de crever l’œil du ciel…

- Hum ? … Oui tu as raison, espérons qu’il n’est pas trop tard.

- Nom d’un maillet en carton ! Il n’est pas trop tard puisque aujourd’hui est un autre jour !

- Tu as raison. Grimpons sur c e talus et essayons de voir où nous sommes.

En haut de la digue Thalun était incapable de reconnaître les lieux. Ce paysage lui était absolument inconnu. Le Maniklongain prit Bekh en croupe, les faltracets allaient bon train après ce long repos. Thalun était envahi par une sensation étrange.

- Maniklongain sens-tu ce que je sens ?

L’autre dilata ses narines.

- Non je ne sens rien ! As-tu flairé quelque nourriture ?

- Non ! Je veux dire que j’ai une perception inhabituelle. J’ai l’impression que le paysage se métamorphose…

- Thalun es-tu sûr que le choc du radeau… ?

- Mais non ! Tiens regarde cet arbre là-bas à la croisée des chemins !

Thalun poussa son faltracet jusqu’au carrefour.

- Sac à fiel et œuf de prah !

Le Maniklongain l’avait rejoint.

- Qu’est-ce qui se passe ici ? Que signifie ce signe sur l’arbre ?

- C’est la croix noire ! Cela signifie que c’est mauvais pour nous. Le radeau nous a menés beaucoup trop loin, nous sommes sur la Terre sans nom.

Bekh demanda.

- Pourquoi n’a-t-elle pas de nom ? Elle n’est à personne ?

- Si bien sûr mais il n’y a pas de margrave comme dans les autres contrées. Certains disent que c’est une terre maudite, mais j’avoue que je n’en sais pas plus. Nous allons devoir la traverser pour aller chez les tiens.

Les faltracets marchaient toute la matinée, à la faveur d’une halte le Maniklongain devint inquiet à son tour.

- C’est de la sorcellerie ! Thalun tu avais raison, j’ai l’impression que les arbres et les buissons changent de place.

Bekh était à côté d’eux, fredonnant, insouciante elle jouait, elle ne semblait pas partager leurs tracas.

Soudain, semblant venir de nulle part, un singulier personnage approcha à toute vitesse. Il était petit, vêtu d’une veste très colorée et trop grande pour lui.

- Bonjour beaux seigneurs ! Il me semble que vous êtes perdus. Je suis un Jowiz, si vous le désirez je peux vous conduire où vous voulez. Mais là vous traversez mes terres, il vous faut un laisser passer.

Thalun fit un signe discret à l’adresse du Maniklongain. Il avait entendu parler des Jowiz, ces personnages malicieux qui proposaient des services contre monnaie sonnante et trébuchante et qui une fois payés disparaissaient sans avoir accompli leur devoir.

- Et combien vas-tu nous demander pour ce service ?

- Oh seigneur ! Tu sèmes le désordre dans mon esprit. Avant tes paroles, je n’aurais jamais pensé à me faire payer, mais… maintenant que tu en parles, il faut que j’y réfléchisse !

- C’est tout réfléchi ! Puisque tes services sont habituellement gratuits, c’est bien ainsi, adieu !

- Attends ! Tu ne peux pas partir comme ça. Peut-être allons-nous trouver un arrangement. Ne sommes-nous pas gens d’intelligence ? Si tu consentais à me céder cette femelle…

Le Maniklongain commençait à s’impatienter, il leva son maillet.

- C’est mon jour de bonté aujourd’hui je paie en masse. Combien te doit-on ?

Le Jowiz avait saisi l’allusion. Devant la masse, ses arguments avaient peu de poids.

- C’est mon jour de bonté à moi aussi. Bredouilla-t-il. J’ai eu tant plaisir à vous rencontrer et je suggère que nous en restions là…

Il disparut comme il était venu et sembla s’évanouir dans le paysage pendant que Thalun et le Maniklongain s’esclaffaient.

Il y avait plusieurs heures qu’ils marchaient maintenant, il semblait à Thalun que les bizarreries du paysage s’atténuaient. Alors que la terre sans nom paraissait inhabitée jusque là, ils aperçurent une chaumière. Thalun proposa d’y faire halte pour la nuit. Une vieille femme ridée les accueillit.

- Bonsoir Thalun.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Mais comment sais-tu mon nom vieille femme ?

- Je suis Zefrel, mais peut-être n’as-tu jamais entendu parler de moi ?

- Zefrel dis-tu ? … Ma foi non, je ne crois pas. Attends… un jour la mère Glotan m’a dit que Ballin avait une marraine qui s’appelait… Zefrel !

- C’est cela ! Mais finissez d’entrer toi et tes amis, que nous bavardions un peu. J’ai tant de choses à te dire Thalun…

- Dis-moi Zefrel, nous sommes bien sur la terre sans nom ?

- Oui, hi hi hi ! Les gens ignorants qui passent par ici et il y en a peu pourtant, la disent maudite. S’ils savaient… Il y a seulement des fruits qui donnent des mirages.

- Comme ceux que Bekh a cueillis pour nous ce matin ? Nous avons vu les arbres se déplacer…

- Oh vous avez dû manger des werpets ! Hi hi hi… Ce n’est pas bien grave, il y en a de plus dangereux, mais asseyez-vous et mangez un peu. J’ai tant de choses à te dire Thalun, voyons par où commencer ? Moÿe est un usurpateur, il est devenu fou, il veut rivaliser avec les dieux. Oui bon ça tu le sais déjà… Voyons, oui, Ergham était vieux et avait jugé nécessaire de protéger son savoir. Il vivait seul et n’avait personne à qui le transmettre. C’était bien avant que Moÿe ne soit chassé par Botaz. Il avait donc choisi de ne pas détruire son grimoire, mais s’il tombait dans les mains d’un néophyte, il serait anéanti par la cloche du Cognemidi au plus tard trente deux cycles après sa mort. Trente deux était son nombre favori. Hi hi hi… Si Moÿe a assez de connaissances quand la cloche du Cognemidi sonnera, il deviendra alors invincible et pourra tuer l’œil du ciel. Ainsi avec l’aide du grimoire d’Ergham il deviendra le maître du monde… Ah oui, autre chose. Voilà c’est très important, tu dois savoir que Moÿe n’aime pas les enfants ?

Thalun parlait la bouche pleine.

- Je l’ignorais, mais ça ne me surprend pas…

- Bien et sais-tu pourquoi il n’aime pas les enfants ? Voilà, lorsque Grémiz a mis le sien au monde, Moÿe a perdu tous ses pouvoirs…

Thalun faillit s’étouffer, il toussa, la nourriture partit en jet.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Grémiz a un enfant ?

- Oui bon, je n’ai pas raconté comme il fallait, je recommence. Oh Thalun il ne faut pas vieillir tu sais ! … Un jour la mère Glotan m’apportait un tout jeune enfant que je prenais pour le sien. A cette époque j’habitais encore la contrée des plaines et des bois. Voilà donc que cet enfant était condamné par Moÿe qui avait donné pas moins que mille Zlö à la mère Glotan pour qu’elle l’en débarrasse ! Et quand je dis qu’elle l’en débarrasse, tu m’as compris ! … A l’aide de mon grimoire, j’ai consulté les oracles et j’ai su que cet enfant était le fils de Grémiz. Je suis devenue sa marraine et nous l’avons doté d’une aura pour le protéger de Moÿe. La mère Glotan l’a gardé avec elle depuis tout ce temps.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Mais c’est Ballin !

- Oui c’est ça ! C’est Ballin, c’est le fils de Grémiz. Mais ça n’est pas le fils de Moÿe, ça j’en suis sûre !

- Ah j’aime mieux ça !

- Attends, il y a autre chose. Grémiz ignore ce qu’est devenu son enfant. Si elle l’apprend, l’aura qui protège Ballin disparaîtra et Moÿe apprendra qu’il a été trompé…

Les lapins gladiateurs arrivaient fourbus à la demeure de Moÿe. Ils apportaient des noix de kalim, le messager allait enfin révéler le secret du ciel. La nuit était déjà bien avancée, Moÿe impatient ouvrit le sac. Il s’empara d’une noix et brisa la coquille. Il y avait déjà plus de deux jours que les lapins gladiateurs avaient cueilli les noix. L’odeur de pourriture dégagée par le fruit décomposé était insupportable. Moÿe tendait la coquille ouverte à l’oiseau au prix d’efforts démesurés pour résister à la puanteur. Le messager s’ébroua dans un bruissement de plumes, il lâcha une fiente mais ne souffla mot. Surpris, croyant avoir fait une fausse manœuvre, Moÿe chercha dans son grimoire.

la noix si après deux jours ne germera, toute vertu perdra et pis que bouc et pus empuantira

Moÿe entra dans une rage folle au cours de laquelle il jeta à la tête des lapins gladiateurs de sac de noix pourries. Elles se brisèrent et ajoutèrent à l’odeur insupportable de la première.

Tout était donc perdu, Moÿe ne pouvait retourner à la Cité du Milieu, Méknès ne se laisserait pas abuser une seconde fois. Il y avait peut-être une solution mais elle n’était pas sans risque. Moÿe avait lu quelque part l’histoire de Mungo. La légende voulait que les dieux jouant à cache-cache avaient fait une farce à Mungo, le dieu forgeron. Il était entré dans le labyrinthe du ventre de la terre et les autres dieux en avaient détourné l’entrée. Malheureusement pour lui, les dieux étaient partis derrière le ciel oubliant le ventre de la terre et le dieu forgeron. Depuis ces temps éloignés, on disait que Mungo encore enfermé continuait de chercher la sortie et que sa colère faisait naître des geysers et des volcans.

Moÿe envisageait de faire un marché avec Mungo. Sa liberté contre le secret du ciel. Mais il lui fallait d’abord connaître où trouver l’entrée du ventre de la terre. A défaut d’obtenir la réponse dans la Cité du Milieu, il irait la chercher chez les Ligoudiens de la Terre Jaune. Ignorant les ravages du blomok et le sort des gardiens de la cité des connaissances, Moÿe chercha dans son grimoire le moyen de composer une nouvelle recette d’essence des sens…

- Bekh… Bekh réveille toi…

Bekh s’étira, soupira et se tourna de l’autre côté, replongeant dans ses rêves d’enfant.

- Laisse-la dormir encore un peu, à cet âge on dort beaucoup.

- Zefrel, nous t’avons réveillée ? !

- Oh ne t’inquiète pas de ça ! A mon âge on dort peu, d’ailleurs j’étais éveillée avant toi. J’avais encore une ou deux choses à te dire, mais j’au dû en oublier la moitié. Tiens, emporte ce petit boîtier avec toi, il est magique. Si tu l’ouvres il fait apparaître l’être qui te manque le plus.

Pendant que Zefrel parlait, Thalun ne put s’empêcher d’ouvrir le boîtier. Grémiz apparut devant eux deux, transparente, vaporeuse… Thalun ébahi tendit la main.

- Ce n’est qu’une image de ton esprit Thalun, cette Grémiz est immatérielle.

Le Maniklongain témoin de la scène était émerveillé tant par le phénomène que par la beauté de Grémiz.

- Nom d’un maillet en carton ! Je comprends mieux pourquoi tu avais tant de mal à te réveiller hier…

- Tu ne pourras utiliser ce boîtier que trois fois, tu viens d’ailleurs de l’utiliser une première fois. Tu peux commander le boîtier par la pensée, il t’obéira tant qu’il sera ouvert. Prends garde de ne pas le perdre, il n’obéit qu’à celui qui le porte !

Thalun passa le lacet autour de son cou. Bekh était tout à fait éveillée maintenant, le Maniklongain préparait les faltracets. Ils s’apprêtaient à partir. Zefrel leur fit une dernière recommandation.

- Méfiez-vous encore des werpets et des guetrous !

- Des gais quoi ?

- Des guetrous, c’est une bestiole qui chasse à l’affût ; elle se poste à l’entrée des terriers jusqu’à ce que ses proies sortent. Sa morsure est particulièrement venimeuse.

Zefrel les suivait du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans un vallon. Ils chevauchaient tout le matin, suivant à la lettre les recommandations de Zefrel.

Ils approchaient de la Contrée des Neiges.

- Regardez là-bas, la Terre Blanche !

Bekh trépignait, s’agitait, rentrer chez les siens n’avait jamais été aussi proche, ça devenait dès cet instant une réalité.

Maintenant les faltracets marchaient dans la neige que leurs pas faisaient crisser doucement. Bekh était de plus en plus excitée. Le Maniklongain n’avait jamais vu la neige, il était autant émerveillé qu’inquiet. Il s’était arrêté pour toucher cette chose froide qui fond dès qu’on la touche. Bekh riait encore comme une enfant, elle courait dans la neige et ne semblait pas souffrir du froid. Au Maniklongain hébété devant la neige fondue dans le creux de sa main, elle dit dans un éclat de rire.

- Ce n’est que de l’eau ! Hi hi hi…

Il n’y comprenait toujours rien, il releva la tête pour parler quand une boule de neige vint s’écraser sur son gros nez. Bekh riait de plus belle, son rire ricochait sur la neige. Thalun avait promptement sauté de son faltracet, la Trancheuse à la main prête à servir.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Des loupiaks !

Lorsque le Maniklongain y vit clair à nouveau, des molosses à longs poils les encerclaient. Le souffle court, la gueule ouverte, langue rentrée, ils semblaient attendre le moment d’attaquer. Bekh avait rejoint les adultes, dos à dos ils étaient sur le qui-vive les yeux rivés aux loupiaks, guettant l’assaut.

Moÿe avait terminé sa mixture. Escorté de plusieurs lapins gladiateurs il partait à destination de la Terre Jaune. Avec sa compagnie il ne passait pas inaperçu, mais Lehrt le nouveau margrave de la Contrée des Plaines et des Bois le méprisait et refusait de considérer qu’il pouvait être dangereux. Cependant le Mornoir Ténébreux inquiétait les conseillers, ils avaient gardé le goût amer des menaces lorsqu’il fut chassé par Botaz. Certains étaient même très soucieux de le savoir en possession du grimoire d’Ergham, d’autant que Moÿe apprenait chaque jour d’avantage à s’en servire et les quelques sorts jetés ici et là entretenaient la peur.

Moÿe arriva bientôt à la Cité de la Terre Jaune. Quand il en fut assez près, il découvrit un spectacle désolant. La cité de la connaissance semblait avoir été aspirée par le sol, implosée. Après le départ de Thalun le blomok avait continué de ronger les pierres toute la nuit et encore le lendemain. Il avait une préférence pour celles constituant les socles des piliers. Avant de succomber au poison mortel administré sur ordre de Méknès, il avait eu le temps de ronger plusieurs pièces maîtresses si bien qu’une grande partie de l’ouvrage affaibli s’était effondrée. La voûte de la bibliothèque avait cédé sous les tiraillements. Les tablettes qui n’avaient pas été écrasées par la chute des pierres se retrouvaient ensevelies sous un monticule d’éboulis.

De colère, Moÿe avait jeté son chapeau par terre et le piétinait nerveusement.

- Mais quel sort s’acharne après moi ? Le messager refuse de parler, les noix de kalim sont pourries et maintenant l’antique cité des sciences anéantie…

Moÿe abattu pleurait de rage sur l’épaule d’un lapin gladiateur.

- Allons maître, rentrons, le grimoire apportera bien une solution…

Un rire magistral se fit entendre derrière une congère et tous les loupiaks disparurent d’un seul coup.

- Bienvenue dans la contrée blanche, la cité des Augans ! Je vous demande pardon, mais je n’ai pas pu m’empêcher de vous faire une farce…

Thalun éberlué regardait autour de lui, cherchant encore les loupiaks, puis se tournant vers l’Augan.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Ah mais nous avons trouvé cela très drôle ! Nous avons beaucoup ri, si, si ! D’ailleurs nous en rions encore. Mais de quoi ? Je vous le demande !

- Le voyageur égaré qui ne meurt pas de faim ou de froid est dévoré par les loupiaks. Je suis chargé de vous conduire au palais de cristal.

Thalun rangeait la Trancheuse et ravalait sa colère.

- Vous avez quand même une singulière façon d’accueillir les gens !

- Vous savez, nous les Augans sommes peu nombreux sur cette contrée, nous luttons contre le froid et l’isolement en nous amusant un peu…

Le Maniklongain encore ébahi demanda.

- Nom d’un maillet en carton ! Mais comment faites-vous ça ? Apparaître et disparaître ces bestioles…

- Je laisse à Goham le soin de vous l’expliquer, il excelle dans l’art des hologrammes. D’ailleurs nous arrivons à sa demeure.

Un magnifique palais au bord d’un lac gelé se détachait du paysage. Goham les attendait, même il avait espéré que Thalun passe par la contrée Blanche. Il savait sa quête et croyait pouvoir l’aider.

- Bonsoir chevalier…

- Oh il y a bien longtemps qu’on ne m’appelle plus comme ça !

- Peut-être est-ce mieux ainsi. Je veux dire que nous les ayons vaincus…

- Nous ? … Vous voulez dire que vous faisiez partie du corps ?

- Hum… Pas tout à fait, je n’ai pas votre mérite Thalun, mais mon rôle a eu son utilité. Mais vous-même avez été salué comme le héros de cette victoire sur les Zomiaks ! …

- Depuis quelques temps je trouve qu’il est beaucoup question de cette guerre. Trop de faits me rappellent au souvenir de cette période cruelle. En avons-nous vraiment fini ? Et puis vous savez bien que les héros n’existent pas ! Ce sont des êtres ordinaires que la bêtise ou l’innocence du regard des autres bousculent pour faire de leur histoire tellement banale, quelque chose de fantastique. L’ennui est universel, tout le monde est en quête de fantaisie.

Thalun marqua une pause comme quelqu’un qui cherche ses mots ou dans ses souvenirs. Il reprit.

- Vous savez d’habitude je n’aime pas parler de cela. Nous avons combattu ces barbares venus piller le Pays d’Otham, notre beau pays… Notre cause était juste, mais je n’en tire aucune gloire.

- Je vous comprends Thalun. Aujourd’hui la menace est différente mais le danger bien plus grand parce que plus sournois. Comme il y a sept ans je vous offre mon aide.

- Pour l’heure nous accompagnons Bekh. Le prince des enfants nous a dit qu’elle avait grandi et nous a demandé de la conduire jusqu’ici.

- Nous allons nous occuper de Bekh. Mais vous avez l’air harassé, voulez-vous vous reposer ? Pendant ce temps je vous préparerai moi-même une recette dont j’ai le secret…

La chaleur du palais contrastait avec la température du dehors. Au loin on entendait de vrais loupiaks hurler. Thalun se jeta sur la natte, il était fourbu. Le Maniklongain savait que la nuit serait blanche. Il avait entrepris de visiter le palais de cristal, il fut attiré par des chants. Bekh avait rejoint la chorale. Il n’y avait pas de musique, mais un savant accord des voix hautes et basses donnait un air très joyeux à l’ensemble.

Goham s’affairait dans l’immense cuisine, il jubilait d’avoir des hôtes. Ses deux passions étaient les jeux d’hologrammes et la préparation du vaulan. Il l’accommodait au sirop d’olam le seul arbre capable de pousser dans la Contrée Blanche. La préparation des fruits était compliquée, ils devaient être cueillis à la cinquième saison, mais il fallait les garder encore un cycle dans du blanc d’oro avant de pouvoir les manger.

Bien plus tard, Thalun et le Maniklongain se retrouvaient à la table de Goham.

- Hum… Goham vous nous avez gâtés ! Ceci est délicieux et il faut avouer qu’il y a bien longtemps que nous n’avions pas pris un vrai repas.

- Merci. Sans me vanter, je crois que je n’ai pas d’égal pour préparer le vaulan. Savez‑vous que cet animal est presque aussi dangereux que les loupiaks ? Il creuse des galeries dans la neige. Lorsqu’une proie tombe dans ses tunnels il s’empresse de la rattraper sans lui laisser de répit. C’est un animal d’une rapidité et d’une souplesse extraordinaires. Les Augans le chassent à l’affût. C’est une chasse très dangereuse. Ils se glissent dans une galerie et simulent une proie. L’animal attiré par le bruit et l’odeur se précipite pour mourir empalé sur nos lances. Il arrive parfois que nos chasseurs soient victimes d’un autre animal arrivant derrière. La fourrure du vaulan est chaude et soyeuse, nous l’utilisons pour nous faire des vêtements et des chausses. Nous laissons les viscères et les bas morceaux aux loupiaks. Nous espérons ainsi être épargnés par des monstres moins affamés et peut-être reconnaissants ? …

Le Maniklongain réprimait un frisson. Par la fenêtre on voyait la neige tomber.

- Comment faite-vous pour vivre dans un endroit aussi froid ? Il n’y a pas de feu chez vous !

- C’est vrai que vous êtes peu couverts, peut-être n’aviez-vous pas prévu de vous rendre par ici. Nous n’avons pas besoin de feu, regardez nos pierres, nous les trouvons au fond d’une galerie souterraine. Elles restent chaudes très longtemps. Nous en faisons tous les usages que vous pouvez faire du feu.

- Nom d’un maillet en carton ! C’est fantastique !

- Mais dangereux !

- A cause de la chaleur peut-être ?

- Non Thalun, à cause de Moÿe. Connaissez-vous Lehrt ?

- Non. Mais j’ai entendu dire qu’il tenait très bien sa charge…

- C’est vrai. Cependant il méprise Moÿe au point de ne pas vouloir en entendre parler. Or Moÿe, vous le savez est un danger pour tout le Pays d’Otham. Les conseillers de la Thiébaine sont extrêmement inquiets. Moÿe a proféré de graves menaces à leur adresse. Il y a quelques temps ils ont remarqué une grande agitation du côté de chez Ergahm. Depuis ils font surveiller Moÿe par Céleste le grand oiseau de la Thiébaine. La première chose qui les a inquiétés, c’est d’abord une prolifération subite de lapins gladiateurs.

- Vous reprochez à Lehrt de mépriser Moÿe et d’un autre côté vous soutenez ces conseillers de la Thiébaine qui s’en soucient plus que de leurs propres affaires ! Que n’ont-ils œuvré pour un grand conseil au lieu de jouer aux espions ? Aujourd’hui les catastrophes s’enchaînent et poursuivent cet usurpateur comme une traînée de poudre. Que fait-il donc et d’où tient-il sa puissance pour effaroucher des vieillards en robe ?

- Ils ont découvert qu’il s’était introduit dans la Cité du Milieu pour y voler le messager. Puis il a envoyé des lapins gladiateurs chercher des noix de kalim, vous avez d’ailleurs failli vous croiser !

- Sac à fiel et œuf de prah ! Le prince des enfants m’a assuré que la récolte serait détruite !

- Ce n’était pas nécessaire, les fruits étaient mûrs depuis la veille, les lapins gladiateurs aussi rapides qu’ils soient mettaient plus d’un jour pour rentrer chez Moÿe.

- Ah bien ça alors ! Et Bekh le savait ?

- Bien sûr ! Mais ça n’est pas le plus important. Moÿe n’a pas réussi à faire parler le messager, les noix qu’il a reçues étaient pourries. Il s’est alors rendu à la Cité de la Terre Jaune, mais n’a été témoin que de sa destruction.

- Sac à fiel et œuf de prah ! La cité de la connaissance est détruite ?

- Oui. On ne sait pas ce qui s’est passé, mais c’est mieux ainsi, ce nouvel échec de Moÿe nous laisse l’avantage. De toutes façons la cité était abandonnée depuis plusieurs années….

- Nom d’un maillet en carton ! Ils ne l’ont pas abandonnée. Dis-lui Thalun qu’ils sont restés fidèles à leur vœu et comment ils sont morts…

Les choses se précipitaient, Thalun avait du mal à encaisser cette succession d’événements. Il prenait conscience de la gravité de la situation. Il était blême. Il dit d’une voix éteinte.

- C’est ma faute… J’ai perdu le blomok dans la grande bibliothèque… C’est lui qui a tout détruit…

- Je comprends ce que vous éprouvez Thalun, mais à toute chose malheur est bon. Si Moÿe avait trouvé ce qu’il cherchait, il aurait tué l’œil du ciel et nous n’y pourrions plus rien changer. Notre avantage est très mince et nous n’avons que peu de temps. C’est la raison pour laquelle aucun grand conseil ne pouvait être requis. Connaissez-vous l’histoire de Mungo le dieu forgeron ?

- Non…

- Nous supposons que Moÿe va tenter de le retrouver pour pactiser avec lui. Mungo gagné par ses appétits de vengeance livrera le secret du ciel contre sa liberté… Thalun pouvez-vous répondre du Maniklongain ?

Le demi-nain n’avait nulle part où aller. Depuis la guerre, il avait tout perdu. Les Zomiaks avaient décimé tous les membres de sa tribu. Depuis il se louait donc au gré de son errance. C’est ainsi que Moÿe s’était attaché gracieusement ses services. Après lui avoir jeté un sort, il l’avait convaincu de le délivrer d’une terrible maladie. Le Maniklongain se croyant redevable avait accepté de surveiller la Cité du Milieu. Thalun posa la main sur le fourreau et fixa son allié. Ils étaient liés par un serment…

- Ma Trancheuse répond du Maniklongain !

- Si Moÿe apprend où se trouve l’entrée du labyrinthe, il sera ici dans quatre jours ! …

Thalun avait compris.

- Avez-vous pensé à sceller l’entrée de la galerie ?

- Impossible ! Ici la troisième saison est la plus froide et nous devons changer les pierres tous les deux jours, sinon nous mourrons de froid.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Nous n’allons quand même pas rester ici à attendre quatre jours, surtout si Moÿe a un autre plan ! …

- C’est peu probable, il n’a pas d’autre choix. La solution serait peut-être d’aller l’affronter…

- J’ai rencontré la vieille Zefrel sur la terre sans nom. Je suis sûr qu’elle m’a indiqué le moyen de vaincre Moÿe, mais j’ai besoin de retrouver le fil…

Goham essayait de détendre Thalun.

- Que ferez-vous quand Moÿe sera vaincu ?

- Hum ? Oh je retournerai à la baraque de Zréna en découdre avec un globeux ! … Et vous ?

- Je chercherai d’autres façons de cuisiner le vaulan et j’aurai tout le temps de m’amuser avec les hologrammes…

Bekh se leva et vint tout près de Goham.

- Prince, j’ai une faveur à te demander. Ton guide nous a dit que c’est toi qui as fait apparaître les loupiaks dans la neige et aussi que tu nous expliquerais comment tu as fait…

Goham demanda qu’on lui apporte deux prismes de glace qu’il espaça de cinq pas. Il se plaça de sorte qu’il forme un triangle avec les deux blocs gelés. Il avait un coffret semblable à celui que Zefrel avait offert à Thalun. Quand il l’ouvrit, la concordance fit apparaître un loupiak en son milieu. Bekh en restait ébahie et pétrifiée à la fois. Le loupiak semblait bien réel, elle n’osait plus bouger.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Goham expliquez-moi comment vous parvenez à faire ça !

- Oh c’est une histoire peu ordinaire chevalier, mais je vais vous la raconter. Deux Zomiaks avaient décidé d’écourter la vie d’une vieille femme sans défense. Cette idée m’était insupportable, j’ai mis les barbares en fuite et pour me remercier la vieille m’a remis ce boîtier à images. J’étais fasciné par les effets qu’il produisait mais la vieille m’avait averti, je ne pouvais l’utiliser que trois fois. Il y avait parmi nous dans la Contrée Blanche, un magicien du nom de Zrim. Il travaillait sur les cristaux et leurs capacités à produire certains effets. Je lui ai parlé de ce coffret à images et nous sommes tous deux devenus amis et passionnés d’images artificielles. Il m’a enseigné le fruit de ses recherches et nous avons poursuivi ses travaux ensemble. C’est ainsi que nous avons réussi à modifier les pouvoirs du coffret de la vieille. Maintenant je peux m’en servir à l’infini… Malheureusement un vrai loupiak nous a ravi Zrim avant que nos recherches aboutissent tout à fait. Nous avions considérablement amélioré la texture de nos images, mais notre but était d’obtenir ce résultat sans les prismes… J’avoue que la perte de Zrim m’a tant affecté que je n’ai pas eu le courage de poursuivre seul les recherches…

- Goham pourriez-vous projeter une autre image que le loupiak ?

- Bien sûr, le boîtier obéit à la pensée. Tenez vous allez pouvoir en juger par vous‑même. Venez à ma place.

Goham confia le boîtier à Thalun, dans le triangle le loupiak s’effaçait. A la place Grémiz apparut à son tour. D’abord frêle, l’image prit de plus en plus corps. On pouvait croire que Grémiz était vraiment là…

- Félicitations Thalun, cette femme est admirable. Savez-vous que vous pouvez lui donner la parole ?

- Mais comment ?

La question de Thalun avait ébranlé sa concentration, Grémiz disparaissait.

- Concentrez-vous Thalun ! Ce procédé fonctionne par votre esprit. Si vous pensez à la fois à elle et sa voix, elle parlera…

Grémiz réapparut. Thalun imaginait leurs retrouvailles, ignorant où elle pouvait être, ce qu’elle était devenue ou même si elle était encore en vie. L’image avait une voix suave.

- Oh Thalun ! Tu m’as tellement manqué, c’est si bon de se retrouver.

Thalun prit subitement conscience de révéler sa pensée intime. Grémiz disparut à nouveau. Goham avait beaucoup de tact, on rencontrait trop peu de visiteurs dans la Contrée Blanche pour être indélicat. Les Augans avaient cultivé l’art d’être sociables pour pallier les inconvénients de leur faible nombre et de leur isolement. Goham admirait Thalun pour avoir montré son courage dans le passé. Il l’aida à gérer son trouble.

- Cette femme nous a tous saisis par sa beauté, son élégance et le timbre de sa voix. Chevalier vous venez de trouver l’arme absolue pour neutraliser Moÿe !

- Hum ? Oui… Non ! Il faut que je me concentre de nouveau, je crois que je me rappelle les révélations de la vieille Zefrel maintenant. Vous ai-je dit qu’elle m’a remis le même coffret ? Voici ce qui va ébranler Moÿe, regardez.

Ballin remplaça Grémiz dans le triangle.

- Thalun, tu m’apprends à pêcher le globeux ? Je veux y aller avec toi ! Emmène-moi dis. Tu m’avais promis…

- Nom d’un petit bonhomme de neige ! Expliquez-vous Thalun, j’ai du mal à comprendre.

Thalun rapporta à Goham les propos de la vieille Zefrel concernant Moÿe, Ballin et le coffret qu’elle lui avait remis. Serait-il possible d’augmenter son pouvoir comme celui de Goham lequel avait une image de qualité supérieure ? Thalun avait retrouvé le fil maintenant, il savait le moyen d’anéantir Moÿe. L’image de Ballin ferait perdre ses pouvoirs au magicien, la Trancheuse ferait le reste…

Il restait à régler la question du temps pour aller à la demeure d’Ergahm.

- Zefrel avait parlé du premier jour du trente deuxième cycle…

- J’ai calculé Thalun, c’est exactement dans deux jours, or il en faut quatre pour rejoindre Moÿe avec des faltracets.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Tout est donc perdu, Moÿe n’est plus un débutant, la cloche du Cognemidi ne pourra pas détruire le grimoire.

- Attendez, j’ai une idée ! Zrim était passionné par les cristaux, mais il l’était aussi par les tarminiers.

Le Maniklongain qui s’était assoupi un instant émergeait à nouveau.

- Qu’est-ce que c’est ? Ça fait aussi des images de loupiak ?

-Non pas du tout Zrim aurait aimé être un oiseau, il voulait voler. Il avait imaginé et conçu un cerf-volant géant capable de le porter ; il s’en était déjà servi, deux tarminiers le tiraient alors qu’il était bien plus lourd que vous !

- Vous ne nous avez toujours pas dit ce que sont les tarminiers…

- Oui c’est juste, ce sont de très grands oiseaux. Avec l’invention de Zrim, vous pourriez être chez Moÿe en quelques heures…

- Possible, mais nous n’aurons pas de glace pour faire fonctionner l’hologramme et nous ne pouvons pas en emporter. C’est trop lourd et elle serait probablement fondue avant notre arrivée. Goham, la glace est-elle vraiment indispensable ? Ne peut-on pas la remplacer ?

- Je… Je vais reprendre nos travaux sur la question. Il doit bien y avoir une solution. Allez vous reposer, demain sera une difficile journée. En attendant je vais voir ce que je peux faire pour les cristaux et votre boîtier…

La nuit était maintenant très avancée, Moÿe et les lapins gladiateurs avaient charrié des pierres tout le jour. Moÿe leur avait ordonné de déblayer les éboulis. Il ne voulait pas renoncer sans essayer de trouver au moins un indice dans les ruines de la cité. Les lapins gladiateurs avaient obéi. Ils avaient beaucoup peiné, ils étaient combattants pas terrassiers. Par ailleurs le soleil et le vent harassaient, c’était un travail de titan qu’imposait Moÿe. De plus chaque place dégagée était aussitôt envahie par les éboulis qu’elle étayait quelques instants auparavant. C’était impossible, ils n’y arriveraient jamais, les ruines garderaient leurs secrets. Maintenant que la nuit enveloppait tout de son grand manteau sombre, le vent se faisait moins violent et l’air plus frais. Ils étaient épuisés. Si Moÿe ne s’était pas montré tellement impatient, ils auraient moins peiné en dégageant les ruines maintenant. De temps en temps on entendait ici ou là une pierre tomber et rouler dans les éboulis, comme si la cité continuait d’agoniser. Moÿe avait fini par renoncer, il aurait fallu toute une vie pour déblayer et reclasser les tablettes si toutefois elles étaient restées intactes. Moÿe et ses lapins gladiateurs cédaient sous le poids de la fatigue et sombraient tous dans un sommeil réparateur. Personne ne songeait au tour de garde d’ailleurs inutile. A part Moÿe, il n’y avait plus d’ennemis au Pays d’Otham.

Le Maniklongain était le premier éveillé, il n’avait pas résisté à l’idée d’aller revoir la neige. Cette immense étendue blanche l’attirait, le fascinait. Goham s’était d’abord amusé de ses questions puis avait tenté d’expliquer à l’incrédule comment l’eau pouvait devenir floconneuse avec le froid. Bekh les avait rejoints, elle confectionnait des boules de neige qu’elle jetait à la tête du Maniklongain dans des éclats de rire joyeux. Thalun émergeait à son tour, il n’avait pas envie de jouer. Grémiz avait encore habité sa nuit, mais il ne s’accrochait plus à son rêve. Il espérait que Goham aurait réussi à modifier son boîtier et puis il avait tellement hâte de voir le cerf-volant et les tarminiers de Zrim. Goham lui rendit son pendentif et dit avec fierté.

- Votre boîte à images n’a d’égale que la mienne, c’était un jeu d’enfant que de les modifier.

Thalun ne put s’empêcher de l’éprouver. Il souleva le couvercle, l’image de Ballin apparut, nette comme si l’enfant était vraiment présent.

- Si ce n’était l’absence de pas dans la neige, je jurerais qu’il est avec nous !

- Oui il faudra que je m’en souvienne quand on sera face à Moÿe… Mais dites-moi vous semblez avoir résolu la question des cristaux ?

- Oui, ça n’a pas été sans mal, mais j’ai réussi à loger de minuscules cristaux de mélistre dans le boîtier. Zrim aurait été heureux de voir l’aboutissement de nos travaux… Venez, je vais vous montrer son cerf-volant géant. Il l’appelait volauvent…

Goham n’avait pas travaillé seul cette nuit, son propre boîtier avait fait renaître Zrim le temps des recherches. Cette réussite était aussi la sienne, mais Goham était trop humble pour l’avouer à Thalun.

Ils arrivaient à une grande bâtisse d’où quelques Augans sortaient avec mille précautions un gigantesque cerf-volant. Deux oiseaux bien plus grands qu’un homme, ébrouaient leurs ailes dans un fracas de plumes et un spectaculaire courant d’air. Un long harnais reliait la voilure aux oiseaux, un autre permettait d’arrimer solidement le passager sur le volauvent. Goham expliqua la manœuvre. Elle était très simple, de rênes guidaient les oiseaux pour virer à gauche ou à droite. Une aiguille que Goham appelait le troisième axe, fixée sur l’avant, permettait d’ajuster la hauteur de la machine sur celle des oiseaux. L’appareil placé trop haut ou trop bas épuisait les tarminiers. On pouvait donc corriger l’horizontale d’un simple mouvement du corps d’avant ou d’arrière pour faire descendre ou remonter la voilure. Les oiseaux étaient particulièrement doux et dociles, l’atterrissage était commandé par un filin relié à leurs pattes.

Goham avait apporté des vêtements en peau de vaulan, vestes, pantalons, gants et bonnets. Ainsi vêtu, Thalun ressemblait à un flarpet, mais au moins il était protégé du froid encore plus vif avec l’altitude et la vitesse.

Thalun passait plusieurs heures dans les airs. Grisé par l’altitude et cette indescriptible sensation de liberté, il luttait contre le froid pour goûter un peu plus longuement le plaisir de voler. Ce n’est que lorsque ses doigts engourdis par le gel, n’obéissaient plus et ne pouvaient plus servir efficacement qu’il consentait enfin à faire demi-tour et tirer sur le filin pour atterrir.

Les Augans avaient préparé le second volauvent mais le Maniklongain prudent ou peureux avait préféré attendre les premiers essais de Thalun avant de s’élancer à son tour. Après avoir dominé sa peur initiale, il savourait lui aussi la même joie grisante de glisser sur l’air.

L’étonnante docilité des oiseaux et la grande simplicité de manœuvre permettaient à Thalun et au Maniklongain de se rendre très rapidement maîtres des volauvents.

Goham tentait maintenant de venir à bout de l’impatience de Thalun. Par les airs il ne suffisait que de quelques heures pour se rendre à la demeure d’Ergahm.

- Vous précipiter ce soir ne servirait à rien. La nuit est le domaine de Moÿe, n’oubliez pas chevalier, c’est un Mornoir Ténébreux. Et puis l’effort que vous avez demandé aujourd’hui aux tarminiers mérite un repos réparateur. Je vous propose de partir juste avant l’aube. Les oiseaux et vous aurez pris suffisamment de repos, de plus vous passerez inaperçus. Enfin vous arriverez au moment où Moÿe sera le plus vulnérable…

Thalun craignait qu’un événement imprévu fasse échouer leurs plans. Son impatience ne céda qu’après avoir arraché à Goham la promesse de préparer leur départ vers le milieu de la nuit. Le risque d’accident à l’atterrissage serait quasi nul, ils arriveraient aux premières lueurs du jour. Goham insistait, il fallait se reposer.

La nuit était noire, sans lune. Les Augans avaient allumé des torches pour éloigner les loupiaks trop téméraires. La lumière se reflétait dans la neige et répandait une étrange lueur. Les tarminiers ne semblaient pas dérangés par l’heure avancée et piaffaient au plaisir de voler. Le Maniklongain rouspétait.

- Nom d’un maillet en carton ! Quelle idée de nous sortir du lit à une heure pareille ! Et quel pays, il y fait plus froid la nuit que le jour…

- Cesse de râler et oublie ton lit, nous ne serons pas trop de deux pour affronter Moÿe et ses lapins gladiateurs.

L’idée de se battre semblait ravir le demi-nain, il enfilait les peaux de vaulan et attachait le harnais sans plus ronchonner. Goham fit encore quelques dernières recommandations.

- N’oubliez pas le troisième axe et surtout faites attention aux mastraquets qui sont des oiseaux combattants redoutables. D’ordinaire les tarminiers les distancent sans mal mais l’attelage les rend extrêmement vulnérables. Thalun avez-vous pensé à emporter votre coffret à images ?

- Soyez sans crainte Goham, il a maintenant trop de valeur pour que je m’en sépare.

- Prenez garde Thalun, les rêves sont doux tant qu’ils nous bercent dans nos illusions, il est parfois difficile d’en sortir et l’on n’a pas toujours conscience des cauchemars qui peuvent se cacher derrière leurs promesses…

Thalun eut une pensée pour Méknès. En écoutant les propos de Goham il commençait à se demander si ses péripéties guerrières ne l’avaient pas tenu à l’écart de l’essentiel. Une foule de questions se bousculait dans sa tête…

Les sangles étaient serrées, un Augan vérifiait une dernière fois les équipages. Puis ce fut l’envol. La puissance alaire des tarminiers souffla quelques torches. Bekh agitait un linge à bout de bras pour saluer…

- Crois-tu qu’ils vont réussir ? J’ai peur. Imagine que le ciel reste toujours comme maintenant, ce serait terrible…

- Aie confiance petite Bekh, aie confiance…. Thalun est valeureux et j’aimerais croire que nous pourrons encore voir fondre la neige… Retournons dormir, la nuit n’est pas finie et les loupiaks rôdent. La mort cherche ses proies.

Les tarminiers volaient à l’altitude idéale. Zrim avait calculé la bonne hauteur pour prendre les vents favorables mais surtout pour se tenir hors de portée d’esprits simples qui auraient pu prendre les volauvents pour œuvres de démon. Bien qu’assez proches, Thalun et le Maniklongain ne pouvaient s’entendre, leurs voix se perdaient dans le vent. Durant le vol la communication était limitée à quelques signes. Thalun savourait ce voyage. Peut-être n’aurait-il plus jamais l’occasion de voler… Peut-être n’allait-il jamais revenir de cette expédition. Peut-être allait-il mourir par l’arme d’un lapin gladiateur, ils étaient si redoutables. A moins que ce ne soit par la magie de Moÿe… Non ! Il rejeta ces idées noires pour ne plus savourer que le plaisir de voler, il oubliait tout cela. Il fallait vivre ! Vivre maintenant pour jouir de ce glissement sur les airs. Vivre pour voir grandir Ballin. Vivre pour pêcher ce globeux arrogant. Vivre pour revoir Grémiz. Peut-être… Ah Zrim devait être un homme remarquable pour être aussi ingénieux et aussi inventif ! Thalun en était sûr, lui aussi avait dû avoir envie de crier son ivresse dans cet espace où la voix n’a pas d’écho. Quelle idée géniale il avait eu en créant le volauvent. Quelle patience aussi, de la création à la mise au point sans oublier les tarminiers apprivoisés…

Les premières lueurs du jour paraissaient timidement à l’horizon. Le Maniklongain fit un signe à Thalun, il avait reconnu le campanile de la Cité du Milieu.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Il n’est pas du bon côté, on aura perdu le cap ! Goham m’avait pourtant dit de faire attention au troisième axe…

Une légère traction sur la rêne droite modifiait la trajectoire des tarminiers. Thalun crut voir Méknès dans le campanile lui faire signe une lanterne à la main.

Au loin le soleil encore masqué incendiait de rose la ligne d’horizon jusqu’aux nuages paresseusement étirés. La lumière du jour inondait progressivement le paysage. Le Maniklongain cherchait au sol des lieux familiers. Il reconnut le lacet tortueux de la Mangradove. C’était magnifique, ils avaient la chance de voir ce qu’aucun autre n’avait vu avant eux excepté peut-être les dieux et bien sûr les oiseaux.

Tout à savourer les merveilles d’en bas, ils n’avaient pas vu le danger venir du ciel. Des mastraquets fondaient sur l’équipage du Maniklongain. Un tarminier blessé s’épuisait en vol. La machine perdit de l’altitude avant de s’abîmer dans une clairière. L’équipage de Thalun tournait encore en larges cercles dans le ciel. Avant d’atterrir, il tentait de repérer où s’était posé le Maniklongain et essayait d’évaluer à quelle distance se trouvait la demeure d’Ergahm.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Quelle chute ! Es-tu blessé Maniklongain ?

- Non rien de cassé, mais le tarminier est mal en point…

Une blessure à la tête laissait échapper un filet de sang qui présageait une fin proche. L’oiseau gisait inanimé, il agonisait.

- Nous ne pouvons rien pour lui, mais il faut libérer les autres. Ils sauront bien rentrer seuls.

Délivrés de leurs harnais, les tarminiers disparurent en altitude.

- Filons d’ici avant l’arrivée des jakaris ! La demeure d’Ergahm est dans cette direction. Pourvu qu’on n’arrive pas trop tard…

Ils avaient abandonné les volauvents et les fourrures dans la clairière. Ils couraient dans le sous-bois, leurs pas martelaient le sol. Soudain le Maniklongain s’accroupit, faisant signe à Thalun de l’imiter en silence.

- Nom d’un maillet en carton ! Des lapins gladiateurs, on fonce dans le tas ?

- Non ils sont trop nombreux. Il vaut mieux faire un détour…

Mais plus loin dans la forêt il y avait un autre groupe de lapins gladiateurs.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Mais ils sont partout !

Thalun et le Maniklongain se concertaient. Un tel rassemblement de lapins gladiateurs signifiait qu’ils devaient être tout proches de la demeure d’Ergahm. Ils devaient combattre ou ruser, l’affrontement devenait inévitable. Il était peu probable que Moÿe ignore encore le revirement du Maniklongain. Lui faire croire que Thalun était son prisonnier paraissait impossible.

- J’ai une autre idée ! Tu vas rester caché ici pendant que je vais attirer les lapins gladiateurs dans la forêt. Tu sors de ta cachette dès que la voie est libre, on se retrouve chez Moÿe.

- Mais comment vas-tu t’y prendre pour les attirer tous et en réchapper ?

- Ne t’inquiète pas. J’ai vu un fletchet rôder par-là, il va m’aider. Donne-moi une ficelle et cache-toi !

- Sac à fiel et œuf de prah ! Tu vas attraper un fletchet ? Mais ça crie dès que tu mets la main dessus et ça pue !

Le Maniklongain n’écoutait plus, il disparut derrière les branches basses exécuter son plan. Quelques instants plus tard on l’entendait hurler couvrant les cris du fletchet.

- Au secours ! Aidez-moi ! Il est trop gros pour moi, je ne peux pas l’attraper. Aidez‑moi quoi !

D'abord indifférents les lapins gladiateurs se dirigèrent en direction des cris. Ils avaient à peine disparu derrière les arbres que le Maniklongain avait rejoint Thalun.

- Nom d’un maillet en carton ! Tu es encore là toi, mais qu’est-ce que tu attends ? Le fletchet est furieux, il pue de rage. Dépêchons-nous, ils ne vont pas tarder à rappliquer.

Les lapins gladiateurs avaient été longs à comprendre qu’ils avaient été bernés. Thalun et le Maniklongain couraient en direction de l’orée du bois. Un lapin gladiateur n’eut pas le temps de leur barrer le passage, la Trancheuse lui en ôta l’envie. La demeure d’Ergahm était là devant eux, dans la plaine à un jet de pierre. Thalun porta la main à son cou. Il s’arrêta le cœur battant. Il fut subitement pris d’un doute.

- Et si Moÿe restait incrédule ?

Le Maniklongain l’attendait prêt à repartir.

- Nom d’un maillet en carton ! Thalun qu’est-ce qui te prend ? Bouge-toi, les lapins gladiateurs nous ont vus, ils viennent droit sur nous !

Il n’y avait plus de temps pour le doute, il fallait agir. Courir ou renoncer et mourir. Thalun se remit à courir. Les mercenaires étaient trop nombreux pour être combattus à découvert. Ils arrivèrent à la bâtisse. Thalun fit voler la porte avant de se précipiter à l’intérieur. Il était essoufflé par la course, le Maniklongain haletait derrière lui.

Moÿe était assis devant le grimoire ouvert sur un chevalet. Gardant son calme il se leva et fit un signe aux lapins gladiateurs qui avaient accouru, de rester au dehors. La porte se referma sur eux.

- Magie noire et nuit sans fin ! Regardez qui vient me rendre visite ? Un Maniklongain qui m’a trahi alors que je l’avais guéri de sa terrible maladie. Tiens ! Sarpetale vertale !

Ses paroles magiques accompagnaient un doigt tendu vers le demi-nain qui se plia aussitôt de douleur sous l’empire du sort.

- Ainsi tu m’as trahi. Tu as conduit un mercenaire chez moi. Retourne à la maladie dont je t’avais délivré !

Thalun réalisa que le lieu était mal choisi pour affronter Moÿe. Il se précipita dehors et se trouva nez à nez avec une multitude de lapins gladiateurs. L’arme à la main, bardés de cuir et n’attendant qu’un ordre pour attaquer. Moÿe apparut sur le seuil, le grimoire replié sous son bras.

- Magie noire et nuit sans fin ! Je te reconnais. Tu es le valeureux chevalier qui a mis les Zomiaks en fuite. Mais qu’as-tu fait de ton armée ?

Depuis la maison on entendait le Maniklongain geindre de douleur. Thalun hésitait. Dégainer la Trancheuse ou bien ouvrir le médaillon ?

- Je n’ai plus d’armée. Les Zomiaks sont vaincus ! …

- Alors tu es donc venu seul avec ce nabot ? Tu es courageux… ou peut-être fou ! Regarde autour de toi, ils sont des dizaines, tu ne pourras les affronter tous. Ils me protègent. Ils vont te tuer. Ha ha ah…

Tout en parlant Moÿe avait avancé de quelques pas pour se faire plus menaçant. Thalun avait discrètement ouvert le boîtier à son cou.

- Te protègeront-ils aussi de lui ?

Il désignait Ballin assis sur un banc de pierre accolé à la maison.

Moÿe se retourna et aperçut l’enfant. Atterré il resta sans voix. Ballin se leva et fit un pas en direction du sorcier pétrifié. Tout à coup tous les lapins gladiateurs s’évanouirent ou plutôt ils disparurent dans les herbes. Ils étaient redevenus de petits lapins ordinaires.

Moÿe stupéfait n’avait jusqu’alors pu prononcer un seul mot ou faire le moindre mouvement. Il se ressaisit, ouvrit son grimoire et fébrile il articula.

- Ezbetham letbetham noq… méthar !

Mais rien ne se produisit. La vieille Zefrel avait raison, Moÿe perdait ses pouvoirs en présence d’un enfant. Dans la maison on entendait les éclats de rire du Maniklongain. Il venait de comprendre la défaite de Moÿe quand la douleur avait soudain cessé de le torturer et il s’en réjouissait. Il sortait de la maison en faisant des cabrioles et des roulades. Puis venant jusque sous le nez du magicien déchu.

- Tu vois Moÿe, finalement cette maladie n’est pas aussi terrible que tu le prétendais !

Le Maniklongain pour se venger tira alors sur la barbichette de Moÿe arrachant quelques poils au passage. Il ajouta.

- Tu n’es pas un sorcier ! J’en ai connu de moins prétentieux et pourtant bien plus habiles.

Moÿe qui avait déjà perdu tous ses moyens, agacé par la moquerie du Maniklongain céda à la colère, stupide.

- Et toi tu n’es qu’un nabot, un avorton, un mal taillé, un mal fini qui n’a pas su grandir pour devenir un véritable homme !

Thalun restait ahuri. La situation si périlleuse quelques instants auparavant devenait tout à coup ridicule alors que Moÿe n’était plus que lui-même. Cette querelle de chiffonniers était incroyable, Thalun se demanda si cette quête avait encore un sens, s’il fallait vraiment tuer Moÿe quand le Maniklongain fit tout basculer. Répondant à l’injure il renchérit à son tour.

- Tu voudrais peut-être que je devienne un homme comme toi qui perds tous ses moyens devant des faux-semblants ? …

Le temps sembla s’arrêter. Moÿe avait compris.

- Magie noire et nuit sans fin ! Des faux-semblants dis-tu ?

Alors il se rua sur Ballin qui fit un écart. Moÿe trébucha pour se rétamer sur le sol deux mètres plus loin. Ce spectacle grotesque déclenchait le rire généreux du Maniklongain. Moÿe se releva, blessé aux genoux, aux coudes et encore plus dans son amour propre, il ramassa le grimoire, prit un air sombre et s’apprêta à jeter un nouveau sort.

- Magie noire et nuit sans fin ! Tu vas connaître la peur et mon nom !

Thalun avait empoigné la Trancheuse quand…

- Ecoutez !

Au loin on entendait un son étouffé que le vent apportait plus net.

- Déingue…déingue… bledingue…

Le Maniklongain explosa de joie, il recommençait ses cabrioles et ses roulades.

- Nom d’un maillet en carton ! C’est la cloche du Cognemidi !

Il sautait de joie et aussitôt retomba sur ses fesses. Sa tête avait heurté la poutre de la porte de l’entrée. Il était sonné.

Thalun resta interdit, la Trancheuse à la main. La suite des événements le sidérait, lui ôtant toute initiative. Pendant que le Maniklongain reprenait ses esprits, Moÿe hurlait d’effroi. Le grimoire devenait alternativement écarlate puis incandescent et Moÿe ne pouvait plus le lâcher. Entraînés dans une spirale de fumée, ils disparurent tous les deux comme aspirés alors que la cloche terminait de sonner et le vent rendait ses derniers sons.

- Delingue… blingue… glingue…

Thalun et le Maniklongain se retrouvèrent seuls, immobiles, ahuris par le spectacle qu’ils venaient de voir. Ce fut le demi-nain qui réagit le premier. Il recommençait à gesticuler et sauter en répétant d’une voix criarde.

- Il a disparu ! Il a disparu ! On a réussi, Moÿe a disparu ! …

Thalun ajouta mi-hébété mi-accusateur.

- Oui il a disparu et toi tu as failli tout faire rater avec tes bavardages stupides ! Heureusement que le grimoire l’a entraîné dans le vortex…

- Dans le vortex ?

- Oui dans le vortex, là où naissent et s’enfuient les plus beaux rêves et les cauchemars. Mais c’est vrai que tu ne peux pas comprendre, les Maniklongains ne rêvent jamais.

- Tu es sûr que Moÿe a disparu ?

- Oui puisque je viens de te dire qu’il est parti…

- Dans le vortex, oui je sais ! Il ne nous reste plus qu’à mettre le feu à la baraque et à partir.

- Ce n’est pas nécessaire. Regarde autour de nous, tous les enchantements ont disparu. Et rappelle-toi que Ergahm avait recueilli Moÿe alors rejeté de tous. Je crois qu’il aurait souhaité que sa demeure reste un asile. Et puis sans le grimoire, plus personne ne viendra y faire de magie…

- J’aimerais être aussi confiant que toi Thalun. Regarde ce que Moÿe a perdu avant de disparaître dans le… enfin avec les rêves et les cauchemars.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Mais… c’est une clé.. En or ! Es-tu certain qu’elle est à Moÿe ?

- A qui d’autre pourrait-elle appartenir ? Elle est tombée quand il a disparu avec le grimoire.

Thalun réfléchissait à voix haute.

- Si le vortex a pris Moÿe et a rejeté la clé, c’est qu’il doit y avoir une raison… Ergahm avait dû prévoir… Moÿe aura enfreint les règles de la sorcellerie et retenu enfermé quelque chose d’importance !

Entraînant le Maniklongain, il se précipita dans la maison d’Ergahm. Ils cherchaient un coffre ou une châsse quand des bruits de coups les attirèrent au fond de la maison. Il y avait un long couloir sombre. N’y voyant rien ils durent retourner chercher une lanterne. Les coups venaient de derrière une lourde porte verrouillée. La clé tourna toute seule dans la serrure. La porte s’ouvrit brusquement et Thalun reçut un coup violent à la tête avant d’être projeté à terre. Il n’eut le temps de rien voir qu’il en perdit connaissance.

Quelques instants plus tard il retrouvait ses esprits. En ouvrant les yeux il aperçut Grémiz.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Encore ce rêve qui m’obsède…

Le Maniklongain avait posé un linge humide et frais sur la bosse.

- Tu ne rêves pas Thalun, c’est la réalité !

L’autre ne comprenait pas. Il avait mal. Il tenait sa tête.

- Qu’est-ce qui s’est passé ? Une horde de crodeks s’est jetée sur moi ?

- Hum, pas exactement ! … Ça va être difficile à t’expliquer…

Grémiz s’était accroupie. Avec une infinie douceur elle prit la joue de Thalun dans le creux de sa main.

- Chevalier je te demande pardon. C’est moi qui t’ai assommé…

Thalun n’en croyait pas ses sens, par réflexe il chercha à son cou. Le boîtier y pendait encore, fermé.

Il n’avait pas voulu rester là sur le sol comme un homme vaincu. Quelques instants plus tard, tout à fait rétabli, il écoutait Grémiz raconter comment elle s’était retrouvée prisonnière.

- La guerre contre les Zomiaks touchait à sa fin. Tu étais parti depuis si longtemps, pourtant je t’avais attendu. Quand un homme inconnu est venu à Zréna, il s’est fait passer pour un de tes compagnons d’arme avant de m’annoncer ta mort au combat. J’étais désespérée. Il se prétendait ton ami et t’avoir juré de m’aider. C’est ainsi que je suis tombée entre les mains de Moÿe. Déjà il envisageait de s’emparer du pouvoir. Il voulait se servir de moi pour soumettre les peuples des neuf contrées. Si j’acceptais d’être reine du Pays d’Otham tout entier, plus personne n’aurait pu stopper ses projets occultes. Je ne souhaitais pas être reine, Moÿe en était extrêmement contrarié, il entrait dans des colères folles. Il a décidé de m’emprisonner tant que je refusais de servir ses projets. Pour m’y obliger, il a enlevé l’enfant auquel je venais de donner la vie et que je n’ai plus jamais revu. Mon fils n’avait que quelques jours, mais si tu savais comme il était déjà beau et fort…

Grémiz ne put contenir ses larmes plus longtemps. Thalun n’y résista pas, dérouté par ses pleurs, impuissant, il la revoyait quelques années en arrière alors qu’il partait en guerre contre les Zomiaks. Il ne voulait pas revivre cette scène une seconde fois. Désarmé par son chagrin il ouvrit le boîtier qu’il tenait à son cou… Il se ravisait. N’allait-il pas passer pour un sorcier malfaisant lui aussi ? Il referma le boîtier, prit Grémiz dans ses bras et lui dit combien il l’aimait et elle lui avait manqué toutes ces années. Il raconta les rêves qui avaient hanté toutes ses nuits, cette incertitude autour de son départ et son désespoir de la revoir un jour…

- Oh Thalun il faut me croire ! Je t’assure que je ne t’ai pas trahi. Moÿe a abusé de ma crédulité et de ma faiblesse. Oh Thalun c’était terrible ! Tout ce temps j’étais sous le coup du sort de Moÿe. J’avais bien conscience de ses desseins mais je ne pouvais rien faire, pas même m’enfuir… Quand tu as ouvert la porte, j’ai cru que c’était Moÿe et je t’ai assommé…

- Mais avec quoi ? Sac à fiel et œuf de prah ! Et avec quelle force !

- Depuis quelques temps il y avait des gardes. Ils me faisaient peur. De drôles de créatures caparaçonnées de cuir avec de grandes oreilles…

- Hum ! … Moÿe avec l’aide du grimoire avait transformé des lapins innocents en lapins gladiateurs. Mais tout est fini maintenant, les choses sont redevenues normales quand le grimoire a entraîné Moÿe dans le vortex.

- Dans le vortex ? Oh c’est affreux ! On ne le reverra donc jamais.

- Jamais !

- Personne ne mérite de disparaître dans le vortex, mais c’est peut-être mieux ainsi…

Le Maniklongain était resté avec eux, attendri par ces retrouvailles. Il les regardait tendrement émus en roulant de grands yeux humides.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Tu n’as donc rien de mieux à faire ? Tu n’as pas l’impression que tu déranges ? Tu ferais bien d’aller nous attraper des faltracets qu’on rentre chez nous !

- Nom d’un maillet en carton ! Ah bien ça, amoureux tu es pire qu’assommé ! Il disparut un long moment dans le pré. On le revit passer deux ou trois fois courant derrière un faltracet indocile.

Thalun rapporta à Grémiz sa rencontre avec la vieille Zefrel et lui expliqua le secret de la mère Glotan. Comment il avait aimé et aidé Ballin à grandir comme un fils.

- Nom d’un maillet en carton ! Pourquoi ne te sers-tu pas de ta boîte à images pour le lui montrer ?

Le Maniklongain était revenu essoufflé en tirant trois faltracets par la bride. Sa question embarrassait Thalun.

- Tu m’embêtes Maniklongain, j’aimerais bien que tu t’occupes de tes affaires !

En fait une autre question l’obsédait qu’il n’arrivait pas à poser.

- Thalun c’est vrai, tu as vraiment une image de notre fils ?

Heureuse et inespérée la question de Grémiz mit fin à sa tourmente. Il en perdait tous ses moyens, il bégayait.

- Ne… nous… notre fils ?

- Oui, Ballin est notre fils ! Tu en doutais ?

- Je… euh… ne…oh bien sûr que non !

- Nom d’un maillet en carton ! Quel menteur ! Alors qu’est-ce que tu attends pour le lui montrer ?

Thalun était envahi d’une joie indicible. Il s’écria.

- Sac à fiel et œuf de prah ! Ballin est mon fils Maniklongain, Ballin est mon fils !

Thalun dut faire un gros effort pour maîtriser ses émotions et se concentrer. Bientôt l’image de Ballin apparut aussi nette que s’il était avec eux…

Ballin se tenait au bord de l’eau scrutant l’onde, immobile. Sa main droite serrait une lance prête à frapper…

- Ballin ? … Ba-llin ? …

Ballin n’entendait rien. Il était seul avec le globeux. La gueule béante sortait de l’eau, prête à avaler le bloch…

Quand elle s’est refermée, la lance avait déjà frappé avec précision. Le globeux agonisait. L’eau de la mare devenait pourpre. Le gamin explosa.

- Ouais ! Je l’ai eu, je l’ai eu mère Glotan, je l’ai eu !

- Nom d’une marmite en chiffon ! Je t’avais pourtant défendu d’aller seul au marais, c’est dangereux !

- J’étais pas seul mère Glotan, j’étais avec le globeux…

La mère Glotan ravalait sa sévérité. Elle savait bien qu’il avait grandi, demain sera son anniversaire. Il aura sept ans. Mais ce qui la troublait le plus était l’arrivée d’un messager ce matin. Il apportait une terrible nouvelle. Thalun rentrait à la baraque de Zréna avec Grémiz….

Et le Maniklongain ? Vous demandez-vous. Redevenu libre de tout engagement, il est reparti sur les chemins. Thalun lui a fait un merveilleux cadeau. Il lui a ouvert la porte du royaume des rêves…

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